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de Savoie, la trombe philosophique, comme l’appelle M. Villemain, était venue se briser au bord du lac de Genève. Nous sommes trop portés à ne voir que nous-mêmes dans les mouvemens de l’Europe. Nous ignorons, nous oublions qu’il est d’autres familles humaines, avec leur esprit distinct, avec leurs aspirations différentes des nôtres, et qui, ayant le droit de vivre, savent défendre ce droit. C’est pourtant la diversité des principes et leur antagonisme harmonieux qui font la beauté de la civilisation libérale. Oh ! qu’il serait salutaire de se donner souvent ce spectacle ! Déplacer le point de vue de la routine, s’accoutumer à considèrer du dehors les choses qu’on n’apercevait que du dedans et sous un jour convenu, ce n’est pas seulement en bien des cas une bonne méthode littéraire, c’est aussi pour l’âme une discipline féconde. On y apprend à respecter les pensées d’autrui, on s’y déshabitue des prétentions étroites, exclusives, et de cette espèce de fanatisme, le pire de tous, qui étoufferait au nom de la liberté la vie originale des peuples. Nous avons beau nous enorgueillir, comme Français, de l’empire exercé sur le monde par les représentans de notre esprit ; nous devons nous féliciter, à titre d’hommes et de penseurs, chaque fois que ces grandes dictatures intellectuelles suscitent quelque part une loyale et virile opposition.

Nous venons de montrer un exemple assez remarquable de ces idées ; la Suisse chrétienne, attaquée par Voltaire, n’a pu être entamée sérieusement, et en maintes rencontres elle est restée victorieuse. Élevons encore le sujet : la Suisse est protestante et germanique ; cherchez quels ont été les rapports de la grande société germanique avec l’esprit de Voltaire, et vous verrez que le dictateur, au moment même où il semblait assuré de son triomphe, subissait des échecs décisifs. Au-dessous de ces rois du nord que Voltaire récompensait par des épîtres si brillantes, il y avait des peuples qui se développaient en silence et qui maintenaient leurs droits. On a cru longtemps que Voltaire avait parcouru l’Allemagne comme un pays conquis, qu’aucune protestation n’avait éclaté sur son passage, qu’aucun poète, aucun philosophe, aucun représentant du génie germanique n’avait élevé la voix pour la défense des traditions nationales. Les faits sont là cependant. Klopstock dans la Messiade, dans ses odes, dans ses écrits sur la langue allemande, Lessing dans la Dramaturgie de Hambourg, Mendelssohn dans maintes pages de ses œuvres morales, ont attaqué Voltaire en face, au moment où il régnait sur l’esprit de Frédéric.

Et ce qui n’est pas moins remarquable que leur fidélité aux traditions allemandes, c’est la sérénité de leur langage et la dignité de leurs réclamations. Nul mouvement de colère, pas la moindre amertume. On sent qu’ils ont un libéralisme à eux, et que, tout en profitant