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que la foi n’est pas indispensable ; que l’incrédulité sincère n’est point un crime, et qu’on sera jugé sur ce qu’on aura fait et non sur ce qu’on aura cru ; mais prenez garde : je vous conjure d’être bien de bonne foi avec vous-même, car il est très différent de n’avoir pas cru ou de n’avoir pas voulu croire, et je puis concevoir comment celui qui n’a jamais cru ne croira jamais, mais non comment celui qui a cru peut cesser de croire… Eh quoi ! mon Dieu ! le juste infortuné, en proie aux maux de cette vie, sans en excepter même l’opprobre et le déshonneur, n’aurait nul dédommagement à attendre après elle, et mourrait en bête après avoir vécu en Dieu ! Non, non, Moultou ; Jésus, que ce siècle a méconnu parce qu’il est indigne de le connaître, Jésus, qui mourut pour avoir voulu faire un peuple illustre et vertueux de ses vils compatriotes, le sublime Jésus ne mourut point tout entier sur la croix. Et moi, qui ne suis qu’un chétif homme plein de faiblesses, mais qui me sens un cœur dont un sentiment coupable n’approcha jamais, c’en est assez pour qu’en sentant approcher la dissolution de mon corps, je me sente en même temps la certitude de vivre. La nature entière m’en est garant ; elle n’est pas contradictoire avec elle-même. J’y vois régner un ordre physique admirable et qui ne se dément jamais. L’ordre moral y doit correspondre… Pardon, mon ami, je sens que je rabâche ; mais mon cœur, plein pour moi d’espoir et de confiance, et pour vous d’intérêt et d’attachement, ne pouvait se refuser à ce court épanchement. » C’est toujours, dira-t-on, la religion naturelle ; avouez pourtant que cette religion prend un caractère tout nouveau lorsqu’on ne cesse de la mettre sous l’invocation de Jésus-Christ. Pour moi, je n’en saurais douter, ce que Rousseau défendait, ce qu’il voulait relever et vivifier dans l’âme de Moultou, c’était l’esprit chrétien de sa terre natale, l’esprit du grand Haller et du sage Abauzit. Cette lettre, que l’on connaissait déjà, est du 14 février 1769 ; la fiction, récemment publiée, appartient aux derniers jours de Rousseau : rapprochées aujourd’hui, ces deux pages se complètent et font mieux étinceler le nom divin que Rousseau ne pouvait plus séparer de ses pensées philosophiques. L’histoire littéraire doit des remercîmens à Paul Moultou, qui a provoqué l’une et conservé l’autre.


Il y a donc eu, dans la Suisse du XVIIIe siècle, une résistance manifeste à la domination de la philosophie française, résistance intelligente et charitable, spiritualiste et chrétienne, qui sut repousser l’impiété d’une école sans rien perdre des grandes inspirations de la France. Longtemps avant que Joseph de Maistre, l’ironie et l’outrage à la bouche, entreprît de foudroyer Voltaire du haut des Alpes