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blessée, et non un témoignage d’indépendance morale. Une âme fière ne subit pas de servitude, et la mort d’un adversaire, loin de la réjouir, l’attriste. Pauvre Voltaire ! écrit l’ami de Rousseau, et il ajoute en parlant des encyclopédistes : « Ces messieurs sont aimables sans doute ; mais estimables, c’est autre chose. Je m’en accommode bien dans la société ; dans l’intérieur de la vie, je n’en voudrais ni pour confidens ni pour amis. Ceci bien entre nous deux, car tout s’écrit, et la haine des philosophes est pire que celle des dévots. »

On pense bien que Moultou, fidèle à son rôle envers Voltaire, ne fut pas infidèle à son amitié pour Jean-Jacques Rousseau. Il profita de son séjour à Paris pour aller voir l’illustre et malheureux ami qu’il aimait d’une affection si tendre et dont il n’avait pas serré la main depuis tant d’années. Il le trouva dans sa retraite d’Ermenonville, et c’est là que Jean-Jacques lui confia le manuscrit de ses Confessions avec d’autres pages inédites que vient de publier son arrière-petit-fils, M. G. Streckeisen-Moultou. Ce curieux volume renferme le Projet de constitution pour la Corse, des lettres sur la vertu et le bonheur, maints opuscules de morale, de politique, de littérature, deux histoires de village, le Petit Savoyard et les Amours de Claude et de Marcellin, simples ébauches d’un genre que développeront les Pestalozzi, les Immermann, les Berthold Auerbach, enfin beaucoup de pensées détachées, plusieurs fragmens d’ouvrages, et tout un recueil de lettres. La plus intéressante de ces pages est, à notre avis, celle qui termine le morceau intitulé par l’éditeur Fiction, ou morceau allégorique sur la révélation. Le cadre est un peu confus : couché sur le gazon par une belle nuit d’été, le philosophe, dans une délicieuse ivresse, contemple le ciel étincelant d’étoiles, et l’enchaînement de ses pensées le conduit à la religion naturelle la plus pure ; puis, quand la fatigue a fermé ses paupières, il a un songe bizarre, terrible, dont les images incohérentes sont destinées sans doute à représenter non-seulement les cultes barbares du monde païen, mais le fanatisme sous toutes ses formes.


« Frappé de tout ce qu’il venait de voir, il réfléchissait profondément sur ces terribles scènes, quand tout à coup une voix se fît entendre dans les airs, prononçant distinctement ces mots : « C’est ici le fils de l’homme ; les cieux se taisent devant lui. Terre, écoutez sa voix. » Alors, levant les yeux, il aperçut sur l’autel un personnage dont l’aspect imposant et doux le frappa d’étonnement et de respect : son vêtement était populaire et semblable à celui d’un artisan, mais son regard était céleste ; son maintien modeste, grave et moins apprêté que celui même de son prédécesseur, avait je ne sais quoi de sublime où la simplicité s’alliait à la grandeur, et l’on ne pouvait l’envisager sans se sentir pénétré d’une émotion vive et délicieuse qui n’avait sa source dans aucun sentiment connu des hommes. « O mes enfans,