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avec des transports d’enthousiasme, il célébrait l’infatigable esprit qui pendant soixante ans avait créé, gouverné, agrandi de jour en jour et consacré à jamais cet empire invincible.

Voltaire n’assistait pas à cette première représentation d’Irène. Une hémorragie violente que son médecin et ami, l’illustre Genevois Tronchin, considérait comme un symptôme de mort le retenait enfermé depuis plusieurs semaines. Il put sortir cependant le lundi 30 mars, et se rendre à la Comédie, où l’on jouait son œuvre pour la sixième fois. Une foule tumultueuse occupait les abords du théâtre ; du plus loin qu’on aperçut sa voiture, une immense acclamation s’éleva. « Toutes les bornes, — c’est Grimm qui parle, — toutes les barrières, toutes les croisées étaient remplies de spectateurs, et le carrosse à peine arrêté, on était déjà monté sur l’impériale et même jusque sur les roues pour contempler la divinité de plus près. » Il entre dans la salle, et les bravos éclatent avec une sorte de frénésie. Les chroniqueurs du temps, persuadés que les moindres détails de la scène intéresseront la postérité, nous disent exactement quel costume il portait ce soir-là : il avait sa grande perruque à nœuds grisâtres, ses longues manchettes de dentelles, sa riche fourrure de martre zibeline, présent de l’impératrice Catherine II, avec des ornemens d’un beau velours cramoisi. La toile se lève, on joue Irène ; mais l’assemblée ne songe qu’à Voltaire. Après la représentation, le buste du poète est couronné sur la scène au milieu des bravos, des cris de joie, des larmes d’attendrissement, des trépignemens d’enthousiasme. Quand il fallut sortir, on lui donna des gardes pour lui frayer un chemin à travers la foule ; mais ce soin était inutile, la foule s’ouvrait devant lui, et il y en avait qui baisaient ses vêtemens. Jamais hommage ne fut plus complet, et le vieil Arouet, reconduit jusqu’à l’hôtel du marquis de Villette aux cris de vive Voltaire ! répétait les larmes aux yeux : « Ils veulent me faire mourir de plaisir ! » C’était ce plaisir, au contraire, qui soutenait en lui la nature épuisée. Grimm, qui le vit ce soir-là, le dépeint en deux mots à ses correspondans d’Allemagne : « Ses yeux étincelaient encore à travers la pâleur de son visage ; mais on croyait voir qu’il ne respirait plus que par le sentiment de sa gloire. »

Nous ne prétendons pas apprécier ce triomphe de Voltaire ; « tout y venait pêle-mêle, a dit excellemment M. Villemain, et l’hymne de la gloire était chanté par le vice. » Débrouiller ce pêle-mêle, distinguer le bien du mal, séparer les ardeurs généreuses et les passions mauvaises, ce n’est point ici notre tâche ; nous avons voulu rappeler seulement par quelques traits l’unanimité de cet enthousiasme pour mieux faire apprécier les confidences de Moultou. Les gens de lettres qu’il fréquentait depuis quelques mois n’étaient pas les moins empressés à glorifier l’idole ; Grimm et Laharpe, dans