Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui parler si librement, et d’un geste rapide elle essaie d’arracher le masque du hardi cavalier. Le prince se défend et veut à son tour démasquer la duchesse. Dans cette lutte d’une seconde, le frère de Louis XVI est assez maladroit pour effleurer, pour égratigner de son ongle le visage de la jeune femme. La duchesse se plaint à son père le duc d’Orléans, à son mari le duc de Bourbon, à son cousin le roi Louis XVI. « Si le roi, disait le duc de Bourbon, ne fait pas accorder à la duchesse la réparation qui lui est due, je provoquerai le comte d’Artois. » Grande rumeur à la cour et à la ville. La reine essaie en vain de calmer les esprits et d’arranger l’affaire. Il suffirait sans doute que le comte d’Artois demandât pardon à la duchesse, et tout serait terminé. Malheureusement le duc de Bourbon a parlé trop tôt : l’offenseur, en faisant des excuses, aurait l’air de reculer devant ses menaces. Le roi d’ailleurs avait formellement défendu à son frère d’accepter le cartel du duc de Bourbon. Tout Paris discutait la question, et la voix publique disait : « Le prince doit se battre ; qu’importe ici la volonté du souverain ? Il a offensé une femme, il ne peut refuser une réparation par les armes. » Les femmes elles-mêmes tenaient ce langage. Enfin l’opinion l’emporte ; le comte d’Artois donne rendez-vous au duc de Bourbon dans le bois de Boulogne le lundi 16 mars 1778. Le combat, qui dura six minutes, eut lieu selon toutes les règles de l’ancienne chevalerie, et heureusement sans résultat fâcheux. Le comte d’Artois reçut une légère blessure au bras. Les deux champions s’embrassèrent et dînèrent gaîment ensemble ; puis le comte d’Artois écrivit au roi, lui demandant pardon de sa désobéissance, s’inclinant devant l’autorité du roi, invoquant l’amitié du frère, et sollicitant la faveur d’être traité comme le serait le duc de Bourbon. Il courut ensuite chez la duchesse et lui fit réparation avec la grâce d’un gentilhomme. Le soir même, on jouait Irène à la Comédie-Française. La reine avec sa suite occupait la loge royale ; quand la duchesse de Bourbon entra dans la sienne, toute la salle, qui était comble, éclata en applaudissemens. Les bravos redoublèrent, lorsqu’on vit arriver le duc de Bourbon. Quelques instans après, le comte d’Artois se présente, et comme on ne sait pas encore l’événement du matin, il est reçu avec une froideur très significative. Vous voyez quel mouvement, quelles émotions, quelle fièvre dans cette enceinte où va être jouée la dernière tragédie de Voltaire, la fille de ses quatre-vingts ans ! Eh bien ! tout s’évanouit devant le triomphe de Voltaire. Au reste, le duel du matin et l’ovation littéraire de la soirée, ces choses d’un ordre tout différent, attestaient une situation semblable. Quand le public applaudissait le duc de Bourbon, il proclamait l’empire de l’opinion, il disait que c’était à elle de dicter la loi, de réformer les décisions du souverain ; quand il accueillait cette médiocre tragédie d’Irène