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— Pourriez-vous aimer quelqu’un autant que lui ?

— Autant,… non, mais autrement, peut-être.

— Peut-être plus ou peut-être moins ?

— Si ce quelqu’un-là aimait aussi mon Paul avec passion, je ne sais pas où s’arrêterait l’enthousiasme de ma reconnaissance.

— Alors votre cœur vivrait deux fois plus qu’il ne vit, et vous seriez deux fois plus heureuse ?

— C’est bien dit, docteur, je vous crois ; mais si ce quelqu’un-là me trompait ou se trompait lui-même ?

— Quand vous en serez là, demandez à Dieu la réponse.

— Vous pensez qu’aucun homme ne peut répondre de lui-même ? C’est singulier ! je répondrais si bien de moi !

— Le jour où vous aimerez, vous ne demanderez pas à l’homme aimé de vous donner des garanties ; vous croirez. Celui dont vous douteriez encore, vous ne l’aimeriez pas.

— C’est encore vrai ! Alors… vous croyez que le cœur ne se trompe pas ?

— Un cœur comme le vôtre ne doit pas se tromper.

— Expliquez-moi cela. Je suis une femme très ordinaire,… et je me suis trompée une fois… en amitié.

— En amitié conjugale ?

— Oui, puisque vous le savez. Je n’aime pas à me plaindre ; n’y revenons pas. Expliquez-moi comment l’amour, qui est aveugle, à ce qu’on dit, peut apporter la lumière dans un cœur qui la cherche.

— Vous faites la question et la réponse, chère madame. Si ce cœur-là ne cherche réellement que la vérité, il la tient déjà, et l’amour y entrera en pleine lumière.

— Comment peut-on chercher autre chose qu’un amour vrai ?

— On le cherche rarement, parce qu’on l’éprouve rarement soi-même. On prend si souvent pour de l’amour des instincts ou des passions qui sont tout le contraire ! Mais soyez certaine que quand on aime avec l’unique passion de rendre heureux l’être aimé, sans songer à soi-même, à ce que les autres en penseront, au profit, plaisir ou gloire, qui vous en reviendra, on est dans la vérité. Voilà du moins ce que je pense. Ayant, comme vous, passé ma vie sans connaître et sans pouvoir chercher l’amour, je ne peux vous apporter le tribut de l’expérience.

— Alors nous sommes tous ici sans expérience, car le baron n’a jamais aimé non plus. C’est peut-être Nama qui aime ? Et quand j’y songe, cette passion de chien fidèle qu’elle a pour La Florade, ce dévouement aveugle, tranquille, soumis, qui n’est ni amour ni amitié…

— Prenez garde, c’est un instinct fanatique dans une intelligence sans clarté, et ces engouemens-là ne viennent pas sans motif dans