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de Tertullien ne fut pas lu seulement d’un marmiton de cuisine de l’empereur. Les bons livres peuvent faire les philosophes, encore n’est-ce que chez les jeunes gens ; les autres ont pris leur pli. C’est ce qui fait que M. de Crosne est entièrement pour nous, indépendamment même des formes juridiques. Mais il faut des formes à MM. d’Aguesseau et Gilbert, qui ne sont point du tout philosophes. Il faut auprès des ministres de très grandes protections et point de livres. Un bon ouvrage peut porter son fruit dans quinze ou vingt ans, mais aujourd’hui il s’agit d’obtenir la protection de Mme de Pompadour. Le grand point est d’intéresser son amour-propre à faire autant de bien à l’état que Mme de Maintenon a fait de mal. Je répondrais bien de sa bonne volonté et de celle de MM. les ducs de Choiseul et de Praslin ; mais avec tout cela l’affaire ne serait pas encore faite, tant il est difficile de changer ce qui est une fois établi. C’est assurément une très belle entreprise : elle demande encore plus de soin que l’affaire de Calas. Je mourrais bien content si j’avais, mis une pierre à cet édifice.

« Nous raisonnerons de tout cela avec M. Moultou, l’homme du monde que j’estime le plus et en qui j’ai la plus grande confiance.

« VOLTAIRE. »

« Ferney, 4 février 1766.

« Vous m’avez écrit, mon cher philosophe, d’un climat doux et tempéré, d’un beau pays où tout le monde danse. Je vous réponds de la Sibérie, du milieu des neiges et du voisinage d’une ville triste où tout le monde est de mauvaise humeur. Vos Genevois sont malades d’une indigestion de bonheur. Ils sont trop à leur aise pour être tranquilles, et, n’ayant aucun sujet de se quereller, ils en ont imaginé de ridicules. Depuis la Secchia rapita et le Lutrin, il n’y eut jamais pareille guerre. Il est vrai aussi que la guerre est fort paisible ; on ne s’est escrimé que par des brochures, et s’il y a des morts dans la bataille, ce sont ceux qui meurent d’ennui en lisant cet amas énorme de fadaises.

« Le conseil a vite envoyé chercher les médiateurs comme si le feu était aux quatre coins de Genève. Je crois voir les rats et les grenouilles prier Jupiter d’envoyer Hercule pour arranger leurs différends. La prêtraille de Jehan Chauvin ne joue pas le premier rôle dans cette comédie.

« J’ai une affaire plus sérieuse à mon gré sur les bras : notre Elie de Beaumont, défenseur des Calas, vient de faire en faveur des Sirven un mémoire qui me paraît digne de lui. J’espère que l’innocence triomphera une seconde fois, et que l’Europe désormais ne reprochera plus à la France des accusations continuelles de parricide. Cette démence, qui n’a que trop régné en Languedoc, est plus atroce, plus dangereuse que celle qui fait fermenter aujourd’hui les têtes genevoises.

« Je pense, comme vous, qu’il serait plus aisé d’accommoder les Genevois que d’engager le doux Caveyrac à être tolérant. Rien ne serait si aisé que d’arranger les petits différends de Genève en rendant les médiateurs arbitres suprêmes des cas graves et rares où le peuple se plaindrait d’une violation formelle des lois. Ces médiateurs à perpétuité seraient l’ambassadeur de France en Suisse et les premiers magistrats de Berne et de Zurich. Ce