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« Vraiment vous seriez un homme charmant de venir égayer un pauvre malade. Mme Denis a une passion violente pour vous. Vous connaissez les sentimens inviolables que je vous ai voués.

« VOLTAIRE. »


Les relations de Voltaire et de Moultou, commencées à l’occasion de Calas, vont se continuer pendant une douzaine d’années, et le lien qui unira ces deux esprits si différens, ce sera encore l’amour de la tolérance. Seulement Voltaire, qui n’est plus soutenu par une puissante émotion comme dans l’affaire de Toulouse, reprend son jeu destructeur et ses perfides malices. Cette tolérance que Moultou réclame au nom des droits de l’âme, au nom de la conscience religieuse, c’est-à-dire avec un esprit vraiment évangélique, Voltaire, intolérant à son tour, s’en sert comme d’une arme contre le christianisme. On a vu par ces dernières lettres que Moultou préparait un ouvrage sur les premiers siècles de l’ère nouvelle. Si l’ouvrage n’existe pas, nous savons par les traditions de famille que l’auteur, moins orthodoxe, moins dogmatique surtout que les Bonnet ou les Haller, mais sincèrement et libéralement chrétien, cherchait dans l’église primitive l’exemple de la douceur, de la fraternité évangélique. Il ne se faisait pas faute, chemin faisant, de montrer quelle distance il y a entre les libres églises des premiers âges et la puissante organisation romaine de la période suivante. Rajeunissant ce lieu-commun par des rapprochemens expressifs, il disait que les quakers, avec leur simplicité de vie, leur sentiment de l’égalité humaine, leur républicanisme évangélique, donnaient l’idée la plus exacte des premiers continuateurs de saint Paul. Voltaire, qui se souciait peu des quakers, oubliait la thèse de son correspondant en faveur des argumens de détail. Tous les faits curieux que rassemblait l’érudition de Moultou, toutes ces attaques contre la hiérarchie latine, contre les prétentions du dogmatisme, lui plaisaient infiniment, et il affectait de voir chez Moultou un des meilleurs soldats de son armée. Peut-être aussi Moultou, fasciné par l’enchanteur, qui redoublait à son égard de séductions et de tendresses, n’a-t-il pas mis assez d’insistance à le détromper. Une seule fois, ce semble, à l’occasion d’un voyage à Montpellier, Moultou osa montrer résolument le fond de son cœur. Il s’agissait d’obtenir un passeport pour la France. Voltaire, qui s’y employa fort activement, ne voulait pas que Moultou prît son titre de pasteur évangélique. Était-ce simplement prudence, circonspection dans l’intérêt de son ami ? Était-ce le désir malicieux d’enlever à Moultou cette robe de prédicant, qui lui était odieuse ? Quoi qu’il en soit, Moultou fut inflexible, et quand je le vois apporter dans cette affaire une si ardente obstination, j’ai bien de la peine à croire qu’il n’ait pas voulu maintenir sa dignité en face du grand railleur. Il faut se rappeler cette situation de Moultou pour apprécier exactement les lettres qu’on va lire.