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pauvre et malheureux grand homme. Ajoutons que ce Vernet, si charitablement inspiré, est un des personnages que Voltaire a couverts de boue dans une violente satire, l’Hypocrisie, et dans un triste poème, la Guerre civile de Genève.


II

Quand on a vu la conduite de Moultou envers Jean-Jacques Rousseau, quand on l’a vu si dévoué à son ami pendant toute l’année 1762, on est surpris de le trouver, peu de temps après, en relations intimes avec Voltaire. Et cependant Moultou ne fait que poursuivre sa mission. Ce second épisode est le second aspect de cette charité à la fois philosophique et chrétienne qui est devenue la règle de sa vie. Il a beau ne pas aimer Voltaire, il sent bien tout ce qu’il y a chez lui de qualités délicates et ardentes mêlées à son impiété naturelle. C’est par là qu’il faut s’emparer de lui. Combattre le mal chez Voltaire, c’est un droit assurément ; mais, outre qu’il est difficile et dangereux de s’attaquer à un polémiste si bien armé, ne vaut-il pas mieux lui faire produire le bien ? Dès que l’occasion s’offrit d’agir ainsi sur la générosité de Voltaire, Moultou s’empressa de la saisir. Le titre éternel de Voltaire à la reconnaissance du monde, c’est son horreur du fanatisme et de l’intolérance. Il aimait ardemment l’humanité, quoiqu’il Tait souvent blessée à l’endroit le plus tendre en défendant ses droits. On assure que chaque année, quand revenait le jour de la Saint-Barthélémy, il était pris de la fièvre. N’est-ce pas là une fièvre sainte ? Or, au mois de mars 1762, le bruit se répand à Genève qu’un protestant du midi de la France, Jean Calas, accusé d’avoir assassiné son fils parce qu’il le soupçonnait de vouloir se faire catholique, a été condamné à mort, quoique manifestement innocent, et qu’il a expiré sur la roue. Ce Calas était un vieillard, un chef de famille respecté ; le fils, Marc-Antoine, esprit mélancolique et sombre, était un jeune homme de vingt-huit ans, bien taillé, vigoureux, et qui n’aurait pas eu besoin d’une longue résistance pour échapper aux coups de l’assassin. L’accusation était insensée : il était évident que Marc-Antoine, dont la passion religieuse prétendait faire un martyr, avait péri par le suicide, toutes les preuves s’accordaient pour décharger le malheureux. père de cette abominable calomnie ; mais le fanatisme l’avait condamné d’avance. Voilà toute une famille précipitée dans le désespoir. Exposés à des cruautés nouvelles, la veuve et les orphelins, dès qu’ils sont libres, se hâtent de quitter un pays qui leur rappelle tant d’horribles souvenirs, et ils trouvent un asile à Genève, sous le toit hospitalier de Paul Moultou. C’est à ce moment que commencent les rapports de Moultou et de Voltaire.