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leur action, ils usent de cette indépendance pour tenter maintes démarches auprès des agitateurs. Ils interprètent dans le meilleur sens les pensées qui ont alarmé les consciences pieuses, ils s’efforcent de prouver aux philosophes qu’ils sont plus chrétiens qu’ils ne croient l’être. Au lieu d’effaroucher les âmes libérales, ils les apaisent et les attirent. Réconcilier Rousseau avec le christianisme positif, ce serait là pour eux le plus doux des triomphes, et pour faciliter cet accord ils élargissent la voie, ces fils de Calvin, avec une libéralité vraiment évangélique. Leur Christ n’est pas le Christ aux bras étroits que Bossuet lui-même reproche aux jansénistes, c’est le Christ maudissant les pharisiens, le Christ miséricordieux qui relève la pécheresse humiliée, le Christ aux bras immenses qui brise les barrières du judaïsme et appelle dans son église tous les enfans des hommes. Rien de plus touchant que ce zèle si chrétien, et par conséquent si humain, chez un grand nombre de ceux qui représentent librement le christianisme de la Suisse française : j’ajoute rien de plus naturel, pour qui connaît l’histoire des idées, et rien de plus facile à comprendre. Le nouveau réformateur de Genève au commencement du XVIIIe siècle, Alphonse Turretin, n’a-t-il pas effacé tout ce qu’il y avait d’odieux dans les traditions de l’adversaire de Servet ? N’a-t-il pas, avant Voltaire, et dans un sens bien plus élevé que Voltaire, prêché la tolérance, c’est-à-dire le respect des droits de l’âme ? N’a-t-il pas répété sur tous les tons que la marque distinctive du chrétien est la charité, que sans la charité « ni le don des langues, ni le don de prophétie, ni la connaissance de tous les mystères, ni le pouvoir de faire des miracles, ni les aumônes les plus considérables, ni la mort la plus illustre ne servent de rien dans le christianisme ? » Elles sont encore de lui, ces éloquentes paroles : « Serait-ce un dessein bien digne de la Divinité que de proposer simplement aux hommes quelques dogmes abstraits et stériles, et que de vouloir simplement qu’ils crussent, sans être obligés à aucune autre chose ? Ce dessein-là mériterait-il que le fils de Dieu descendît sur la terre, qu’il se revêtit de notre nature, qu’il s’exposât à mille faiblesses, qu’il souffrît une mort honteuse, qu’il brisât ensuite les portes du sépulcre, et qu’il remontât dans le ciel pour nous y préparer des biens infinis ? Au contraire, n’est-ce pas un dessein très digne de la Divinité, très digne de la grandeur de l’Evangile, que de vouloir inspirer aux hommes des sentimens dignes de leur nature, que de vouloir établir entre eux la paix, la tranquillité, la concorde, et par conséquent le bonheur, enfin que de vouloir les unir ensemble par le lien de la charité ? » Ces doctrines ont porté leurs fruits ; les hommes qui dans les troubles philosophiques du dernier siècle ont pratiqué si chrétiennement cette charité intelligente étaient les disciples du réformateur Turretin, et