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« Cher ami, cher Moultou, » lui écrit sans cesse le misanthrope avec effusion, et bien qu’il ait des accès d’humeur noire pendant lesquels il l’appelle sèchement monsieur, on voit pourtant jusqu’au dernier jour quel cas il faisait de son amitié, puisqu’il lui confie avant de mourir le plus précieux de ses manuscrits. C’est Moultou qui a publié en 1782 la première partie des Confessions ; c’est son fils, Pierre Moultou, qui en a publié la seconde partie en 1789 ; c’est son arrière-petit-fils, M. G. Streckeisen-Moultou, qui vient de mettre au jour le recueil des Œuvres inédits dont nous voulons nous occuper[1]. Quant aux lettres de voltaire, qui vont paraître pour la première fois, nous devons aussi au descendant de l’ami de Rousseau cette communication si précieuse. Moultou avait été en plusieurs occasions le correspondant de Voltaire. Parmi les lettres bien connues de Rousseau à Moultou, l’une des premières contient ces mots : « Vous me parlez de ce Voltaire ! Pourquoi le nom de ce baladin souffle-t-il vos lettres ?… » Et un peu plus tard : « M. de Voltaire vous a paru m’aimer parce qu’il sait que vous m’aimez ; soyez persuadé qu’avec les gens de son parti il tient un autre langage. Cet habile comédien, dolis instructus et arte pelasga, sait changer de ton selon les gens auxquels il a affaire… » On voit que Moultou, si dévoué qu’il fût à Rousseau, avait des relations amicales avec Voltaire, au moment même où l’inimitié des deux tribuns allait devenir de plus en plus violente et outrageuse. Quel est donc ce personnage dont le nom reparaît sans cesse dans la correspondance de Rousseau et dont l’histoire parle si peu ? D’où vient-il ? que repré-sente-t-il ? Quel rôle a-t-il joué entre l’auteur de Candide et l’auteur du Vicaire Savoyard ? Nos lettres inédites vont nous aider à recomposer cette physionomie. Un ami de Rousseau qui fut aussi le confident de Voltaire n’est pas sans doute un homme à dédaigner ; l’histoire biographique du XVIIIe siècle réclame les documens qui sont entre nos mains.

Il y a plus : à mesure que cette correspondance se déroule sous nos yeux, le sujet s’agrandit de lui-même. En puisant çà et là, soit dans des ouvrages récemment publiés, soit à des sources plus anciennes, les documens qui peuvent compléter pour nous la figure de l’ami de Rousseau, ce n’est pas seulement un homme que nous avons trouvé, c’est une société tout entière. Quand on étudie l’immense, mouvement intellectuel du XVIIIe siècle, il y a quelque chose qui domine tout : ce sont les fanfares du parti de l’action et la marche victorieuse de l’esprit, nouveau ; on oublie de se demander s’il

  1. Œuvres et Correspondance inédites de J.-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou ; 1 vol. in-8o, Paris 1861, Michel Lévy.