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su allier, dans la peinture des mœurs corses, l’exactitude la plus minutieuse à l’émotion la plus saisissante[1]. Depuis Colomba) personne n’ignore que ces chants sont, comme les nénies des anciens ou les myriologues des Grecs modernes, déclamés en présence du corps, au moment où il va être transporté de la maison mortuaire à la fosse. Ordinairement c’est un éloge du défunt ; parfois aussi, quand la mort a été violente, un appel à la justice et à la vengeance, improvisé le plus souvent par une mère, par une sœur[2], plus rarement par un étranger qui a le don de la parole, ou qu’un sentiment impérieux pousse à se faire l’interprète de la douleur commune.

On retrouve l’usage des chants funèbres à Naples, où ils portent le nom de lamenti ou triboli, en Sardaigne, où ils s’appellent attitidos, terme qui fait penser à l’exclamation grecque στστστσί ! et au vers de Plaute :

Atat, perii hercle ego miser !


Mais ce qui prouve bien l’originalité des voceri corses, c’est que, dans l’île voisine, les attitidos, réduits à des formules banales à l’usage des pleureuses de profession, ont fini par disparaître. Ce qu’on sait moins, c’est que nous avons aussi en France de véritables voceri, et que cet usage, dont nos discours prononcés sur les tombes sont une trace si effacée, s’est conservé, avec tout son cachet primitif, non-seulement en Bretagne[3], mais dans quelques districts montagneux des Vosges, des Hautes-Alpes et des Pyrénées. Nous donnerons ici un échantillon de ces rares monumens de poésie populaire et improvisée, qu’on appelle en Béarn aürosts, pour faire juger de l’analogie qu’ils présentent avec les voceri ; il a été recueilli de la bouche même d’une de ces matrones qui les débitent dans des circonstances absolument semblables à celles qu’on vient de signaler pour la Corse.

Une femme était morte dans la vallée d’Aspe : le bruit courait que son mari l’avait tuée d’un coup de chaise ; mais cette accusation terrible, que chacun murmurait à voix basse, nul n’osait l’articuler hautement, et l’enterrement se mettait en marche avec les cérémonies d’usage, lorsqu’on voit accourir Marie la blangue ou la blanche, la plus célèbre chanteuse d’aürosts de toute la vallée. Son

  1. Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1840.
  2. On peut voir, dans la Gazette des Tribunaux du 4 octobre 1861, les débats dramatiques d’une affaire d’assassinat jugée aux assises de la Corse. Chose singulière, la sœur du mort, qui s’était chargée d’improviser le chaut funèbre, était en même temps la propre femme du meurtrier.
  3. Voyez le recueil de M. de La Villemarqué.