vois dans tout le cours de cette révolution si oppressive et si cruelle la haine de l’ancien régime surpasser toujours dans le cœur des Français toutes les autres haines, et s’y enraciner tellement, qu’elle survit à son objet même, et de passion momentanée devient une sorte d’instinct permanent. Je remarque que durant les plus périlleuses vicissitudes des soixante dernières années, la crainte du retour de l’ancien régime a toujours étouffé dans ces esprits mobiles et inquiets toutes les autres craintes. Cela me suffit. Pour moi, l’épreuve est faite[1]. »
Si du moins cette noblesse impopulaire eût été quelque chose d’imposant et de considérable aux yeux du monarque ! mais nous savons bien ce qui en est. Cette expérience a été faite de nos jours et en des conditions tout à fait dignes de mémoire. Quoi de plus sénatorial que la chambre des pairs sous la restauration, où se rencontrait toute grandeur d’extraction et de services ? Quoi de plus grave et de plus élevé que la façon dont elle comprit son rôle, dont elle manifesta son pouvoir modérateur ? Jamais peut-être il ne s’était dépensé en France tant d’esprit et de sagesse politique. Peine perdue ! on ne tint compte de ses résistances, qui étaient des avertissemens, et cela se comprend bien. Est-ce qu’on s’arrête aux protestations d’une caste, fût-elle devenue un pouvoir public, quand on est le roi de France, ce roi qui ne meurt pas, et qu’on la voit à ses pieds depuis quatre cents ans, quand on a des ancêtres comme Louis XI, qui fit couper les oreilles à un gentilhomme pour délit de chasse, ou comme François Ier, qui spolia un connétable de Bourbon, ou comme Louis XIV faisant abjurer à volonté les Turenne, les Rohan ?… Il paraît que peuple et roi avaient chacun leurs raisons pour faire peu d’état de l’aristocratie. Ils eussent bien fait chacun d’en user tout autrement, de la ménager, de l’inventer même au besoin, ne fût-ce que pour l’interposer entre eux ; mais il y a des ruines qu’on ne relève pas.
Nous pouvons bien dire que nous sommes une démocratie ; nous le sommes à tel point que nous ne pouvons être autre chose avec ce passé de l’aristocratie, laquelle ne saurait être une institution, car de penser que nous pourrions être les sujets d’une monarchie absolue, il n’en saurait être vraiment question ; je ne daigne pas réfuter cette chimère d’antichambre.
À cette conclusion du passé, il faut ajouter le poids des lois actuelles. Pour achever l’aristocratie que chaque règne de Valois ou de Bourbon avait effacée à l’envi, une révolution est survenue, c’est-à-dire une épreuve inouïe non-seulement de confiscation, d’exil et
- ↑ Œuvres et Correspondance inédites d’Alexis de Tocqueville, t. Ier, p. 287.