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image ni une hyperbole, mais la mesure du bond incroyable qu’ils ont exécuté en 89. Cependant ce pays n’est pas en l’air : il faut bien s’appuyer sur quelque chose. Faute de souvenirs qui vaillent la peine d’être restaurés, la France fait ses lois avec des idées, avec celle-ci, entre autres, que la séparation des pouvoirs, l’isolement et la spécialité des fonctions sont une condition de bien faire, un principe de science et de perfection, un élément de contrôle, une garantie de liberté. Ce pays a eu des idées plus fâcheuses, et je conçois tout l’ébahissement du lecteur français à l’aspect de tant de fonctions mêlées, brouillées en quelque sorte parmi nos voisins. « Quoi ! il y a un pays civilisé où l’on fait un juge, un officier de milice, un officier de police judiciaire, un administrateur, un taxateur, avec une seule et même personne qui est en général celle d’un homme du monde, de plaisir, d’action ?… » Pourquoi pas ? Rappelez-vous donc que nous sommes en Angleterre, un pays coutumier du fait. Vous en verrez bien d’autres à la chambre des lords (c’est un point sur lequel nous reviendrons), où des gagneurs de bataille, des vice-rois, des conquérans dont on parle encore au pied de l’Himalaya, discutent par le menu et suivent pas à pas non-seulement la conduite des affaires extérieures, mais les moindres mesures de législation courante et d’administration pratique, quelquefois simplement pour le bien de leur prérogative, mais quelquefois aussi avec un sens inné des affaires et de l’intérêt public, qui n’en lâche, qui n’en dédaigne rien.

Après cela, on s’étonne moins de voir les comtés pleins de chasseurs et d’affaires qui s’entendent suffisamment. Les affaires elles-mêmes ont leur activité, leur locomotion, quand elles réunissent les juges de paix en sessions. Le comté dont ils sont les hôtes les traite selon leurs goûts, et fort honorablement, soyez-en sûr, sans que ces goûts nuisent aux affaires. Peut-être même en profitent-elles, ainsi que cela se passait chez les Germains, traitant inter epulas les affaires publiques avec l’expansion et la franchise naturelles en pareil cas : deliberant dum fingere nesciunt, disait Tacite. Cette tradition en vaut bien une autre.

Soit, dira-t-on. Cet entassement de pouvoirs, qui plaît à la Grande-Bretagne, a perdu tout caractère d’exploitation, d’oppression : le vieil organisme dont elle se contente a entendu la raison moderne ; mais toujours est-il que c’est un legs de la barbarie, un obstacle sous les pas du progrès, le reste d’une époque où les pouvoirs étaient confus parce que les droits étaient inarticulés, si ce n’est même inconnus, où les besoins de gouvernement étaient bornés, parce que l’activité sociale était peu explicite, peu détaillée, où l’idée de la chose publique dans toute sa grandeur, des services