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ron n’avait pas été frappé tout d’abord de la disproportion des convenances ?

— Pour ce qui est de cela, répondit-il, je connais la marquise, et je sais qu’elle ne s’y arrêterait pas un instant, si elle rencontrait un homme de mérite qui l’aimât véritablement. Je sais bien qu’elle devra y prendre garde, sa position peut tenter un ambitieux ; mais si Dieu me prête vie, et qu’elle ne s’éloigne pas de moi malgré moi, j’y veillerai cette fois !… Quant à elle, je trouve qu’elle a bien le droit de ne pas demander autre chose à un homme d’honneur qu’un dévouement absolu et durable, et elle fera bien de ne pas le prendre plus âgé qu’elle. Elle a bien été assez garde-malade. Il est temps qu’elle trouve un cœur jeune pour l’adorer et un bras solide pour la soutenir.

— Mais le monde ?

— Le monde est partout pour les bons esprits. On se trouve tout aussi bien entouré par ce qu’on appelle les petites gens que par les grands, quand ces petites gens ont de l’âme et du jugement. Or, dans le cours de ma vie de soixante-douze ans, j’ai pu m’assurer d’un fait, c’est qu’il n’y a pas de classe privilégiée dans les règlemens de là-haut. La sagesse et la bonté tombent partout du ciel, comme le soleil sur les plantes, et dans tous les terrains de la plaine, à tous les étages de la montagne, il y a des ombres malsaines, des insectes nuisibles, des oiseaux voraces qui détruisent la graine malade ou errante à côté de la graine qui s’enfonce et prospère. Tu m’as toujours vu rechercher avec le même intérêt des personnes placées très haut et d’autres placées très bas sur l’échelle sociale. C’est que moi, l’homme des habitudes régulières et le défenseur des choses normales, je n’ai rien trouvé dans ma provision d’expérience qui me fît priser ou chérir une classe plus ou moins qu’une autre classe. Croire que, pour être aimé et compris, il faut des gens qualifiés, décorés, vêtus, dressés de telle ou telle façon, est le plus vain des préjugés. Je trouverais ridicule un républicain qui ne pourrait supporter que des gens en blouse, et tout aussi ridicule un aristocrate qui se trouverait mal à l’aise et déplacé au milieu des blouses. Sous ce rapport, la marquise pense absolument comme ton vieux ami. Elle ne s’ennuie et ne se déplaît qu’avec les sots et les prétentieux, quelle que soit leur livrée. Elle s’intéresse et s’épanche avec quiconque a du cœur et de la raison.

— Et son fils ? repris-je.

— Son fils ne perdra rien à penser comme elle, et comme à sa majorité il pourra vivre à sa guise, grâce à son sexe et à sa fortune indépendante, s’il lui plaît de retourner au grand monde, il y portera de meilleures idées et de meilleurs sentimens que ceux que lui eût inspirés monsieur son père.