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n’apprendra théoriquement à quelles conditions un gouvernement libre peut se fonder et durer.

Il y aurait de notre part de l’affectation à passer sous silence un incident qui a produit, il y a peu de jours, une profonde sensation dans le monde politique : nous voulons parler de la lettre écrite par l’empereur au général Cousin-Montauban, comte de Palikao. La sensation, disons-nous, a été profonde. Nous convenons que l’on ne s’en douterait guère à la lecture de nos journaux ; ce document ne leur a inspiré des appréciations d’aucune sorte. Nous ne nous expliquons point ce silence systématique. Il faut que la presse française ait bien peu l’intelligence de notre constitution pour se condamner ainsi à une abstention complète en présence d’une opinion exprimée du chef de l’état. L’empereur, on l’oublie trop, est responsable ; ses opinions, lorsqu’elles sont livrées à la publicité et qu’elles n’affectent point la forme d’une loi de l’état, peuvent par conséquent être discutées. Il est permis dans ces occasions au citoyen le plus humble et le plus fidèle observateur des lois d’exprimer une opinion différente de celle du souverain. Dans la position si élevée que l’empereur occupe, ce doit être, il nous semble, une volupté rare de rencontrer une contradiction inspirée par une conviction ferme et revêtue des formes du respect. Nous n’éprouverions donc aucun embarras, pour notre, part, à confesser le dissentiment qui nous sépare de la conclusion de la lettre de l’empereur. Nous croyons d’abord que le général Cousin-Montauban, cédant sans doute à un sentiment honorable, s’est trop hâté en priant l’empereur de retirer le projet de dotation qui le concernait. Le brave général, ayant consenti à la proposition de ce projet devait avoir au moins la patience d’attendre que le corps législatif, qui, apparemment, ne prend pas des résolutions sans raison, fît connaître ses objections. Le projet de loi qui propose d’accorder au comte de Palikao une dotation de 50,000 fr. de rente réversible sur ses descendans soulève des questions devant lesquelles peuvent hésiter les esprits le moins défavorablement prévenus. Il s’agit là de récompenser des services extraordinaires. Or une première question serait de savoir si la France, pour se montrer reconnaissante des grands services de ce genre, doit employer les récompenses extraordinaires avant d’avoir épuisé envers l’auteur de ces services les récompenses ordinaires. Les récompenses ordinaires sont les décorations, les dignités, les titres, les grades. Le général qui a commandé la brillante campagne de Chine a été fait grand’croix et sénateur ; mais quant aux titres et au grade, les récompenses ordinaires n’ont point été épuisées pour lui. Le gouvernement impérial, au lieu du titre de comte, eût pu lui conférer le titre de duc, il eût pu le promouvoir au maréchalat, et il s’en est abstenu. Une seconde question serait la crainte d’établir un précédent qui, dans une nation égalitaire comme la nôtre, devrait rapidement se généraliser : nous savons que le système des récompenses en argent données aux généraux qui ont obtenu de grands succès est établi en Angleterre ; mais la société anglaise est fondée sur l’aristocratie. Le rang