Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
213
six mille lieues à toute vapeur

trave est grand sans doute, mais je le trouve inhumain, et pour moi son insensibilité farouche se résume dans ce proverbe local : « en avant ! et que le diable emporte le dernier ! » Cette terrible idée lui fait préférer le spectacle des enfans écrasés sous les roues de ses locomotives à la présence d’un agent de l’ordre public, et ce qu’il pense à propos de la locomotive, il le pense à propos de tout. La grande locomotive du progrès n’est pas pour lui autre chose qu’un char brutal qui fauche, brise et aplatit le pauvre, l’infirme, le rêveur, le désintéressé, l’inhabile, le retardataire de tout genre, avec autant d’indifférence que les arbres et les fleurs de la forêt.

Le Français est tout autre. Il aime son parent, son ami, son compagnon, et jusqu’à son voisin d’omnibus ou de théâtre, si sa figure lui est sympathique. Pourquoi ? Parce qu’il le regarde et cherche son âme, parce qu’il vit dans son semblable autant qu’en lui-même. Quand il est longtemps seul, il dépérit, et quand il est toujours seul, il meurt. Le Français vit par tous ses pores, il savoure la poésie de la solitude et adore les sanctuaires de la nature, mais il ne s’y absorbe pas jusqu’à oublier la mère ou l’ami qui l’attend. L’Américain supporte la solitude avec un stoïcisme admirable, mais effrayant ; il ne l’aime pas, il ne songe qu’à la détruire. Nous, nous aimons tout, désert et société, parce que nous sentons tout. Miss Mary n° 1, qui est pourtant un esprit pénétrant et un cœur droit, résumait bien pour moi la froideur de sa race, quand elle me disait : « Vous avez l’air de vous aimer tous les six, c’est étonnant, cela ! » Non, ce n’est pas étonnant ; nous sommes la race aimante et dévouée. Nous ne savons pas, comme l’Américain, nous affranchir, nous enrichir et nous étendre, les jambes en l’air, pour méditer sur nos conquêtes industrielles et financières. Nous sommes peut-être beaucoup moins sages, beaucoup moins heureux, matériellement parlant, et à coup sûr nous sommes beaucoup moins libres ; mais nous avons des jouissances intellectuelles et morales qui nous dédommagent amplement de nos maux, de nos fautes et de nos erreurs. Nous nous battons peut-être quelquefois à tort et à travers, mais nous nous battons en personne et pour les autres, tandis que l’Américain ne se bat même pas pour ses propres intérêts. Il ne veut pas se soumettre au recrutement. Lui, l’homme libre, prendre un fusil et obéir à un caporal ! Allons donc ! il est riche, et il achète de la chair humaine étrangère pour l’envoyer à l’ennemi.

Comment ces deux fleuves se réuniront-ils un jour dans le même océan ? Quand leurs courans civilisateurs se seront mêlés, quand nous aurons pris à l’Amérique beaucoup de son savoir-faire, et quand nous lui aurons donné beaucoup de notre cœur.