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six mille lieues à toute vapeur

Bonfils, qui nous a rejoints sain et sauf, M. Mercier, qui a fait toute la grande tournée avec nous, Ragon et moi, nous accompagnons le prince au Canada.

Nous sommes partis hier, à huit heures du matin, sur le steamboat l’Ontario. Nous avons navigué sur le lac de ce nom tout le jour et toute la nuit, sans voir les côtes, grâce à un temps gris et brumeux. Ce matin, nous avons changé de bateau, nous sommes sur le Welland, steamboat anglais et propre. Nous entrons dans le Saint-Laurent et nous traversons les Mille-Îles, réunion considérable de rochers à fleur d’eau, plus ou moins couverts de pins et de mélèzes. Cela doit avoir un caractère de grandeur ; mais la pluie, hélas ! Voici pourtant un événement pour nous distraire, c’est le passage périlleux des rapides du Long-Saut. Notre Welland, tout aussi grand, gros et lourd que le North-Star et les autres bâtimens de ce genre, se met tout d’un coup à filer avec prestesse au milieu d’un clapotement de petites vagues qui descendent une pente très sensible ; puis il pique une tête en avant, comme s’il voulait s’engouffrer dans deux énormes lames qui envahissent son rez-de-chaussée. Il penche à gauche comme dans une ornière profonde, il se relève pour tourner brusquement à droite, passe entre deux rochers qui font jaillir l’eau jusqu’à notre premier étage, et s’abandonne à la force du courant au milieu de magnifiques bouillonnemens écumeux. Cette manœuvre est si adroitement et si crânement exécutée par nos pilotes indiens, que nous avons à peine le temps de jouir du spectacle et de l’émotion qu’il procure. On voudrait se sentir secoué plus longtemps par ce fier galop de la lourde monture, devenue légère et souple au milieu des cascades et des écueils.

Nous passons deux autres rapides moins terribles. J’espérais que nous franchirions celui de Lachine, qui est, dit-on, le plus remarquable ; mais il fait nuit, le bateau s’arrête : il ne s’expose pas dans l’obscurité aux dangers du passage. Le prince, qui ne veut pas s’arrêter là, nous emmène par le chemin de fer coucher à Montréal, où je suis tout gaillard d’entendre tout le monde parler français à la mode de Normandie et de Touraine.

Nous logeons à l’hôtel Donegada, nom indien, mais auberge toute française, qui ne fait pas regretter les caravansérails américains. Plus de becs de gaz, de la bougie, de la vraie bougie de l’Étoile ! Plus de fenêtre à guillotine, et de vraies servantes qui cirent les bottes et brossent les habits à tour de bras.

Avant de me coucher, je veux compléter la notion trop succincte que je t’ai donnée des rapides. Tu te figures bien, géographiquement, n’est-ce pas, cette longue et imposante descente du Saint-Laurent, qui parcourt neuf cent cinquante et quelques lieues depuis