Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/194

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
190
revue des deux mondes.

fais deux morceaux. Il n’a pas de sonnettes à la queue, ce qui me contrarie, tant j’ai pris de courage ! mais il a de fort bons crochets venimeux dans la gueule. Sa peau est annelée de grandes plaques noires et grises séparées par des lignes blanches. C’est un élaps, mauvaise bête assez proche parente des serpens à sonnettes. Me voilà fier comme Apollon vainqueur des monstres.

Tout en continuant mes recherches, j’arrive enfin dans la forêt, sous des arbres d’une taille majestueuse jetés dans un désordre insensé. Les uns renversés ont entraîné et brisé les voisins dans leur chute, les autres déracinés ont été retenus à de plus forts par des lianes grosses comme des câbles. En voici un qui n’a plus de point d’appui sur le sol et qui reste suspendu. Sa tige en amadou à formé un monticule de poussière jaune au-dessous de lui. Des colosses de cent cinquante pieds de long gisent au milieu de leurs débris, dressant comme des barricades leurs grosses racines chargées des mottes de terre qu’elles ont soulevées. Des rejets semblent reverdir aux flancs de ces carcasses en décomposition ; c’est toute une flore de lianes et de plantes grimpantes qui ont poussé dans les écorces pourries. Je traverse le fourré, tout craque sous mes pas. Le taillis vivant couvre un taillis mort, un lit de débris. Je m’enfonce sous une voûte de branchages placée à cent pieds au-dessus de ma tête. Il y fait froid, car le soleil ne pénètre pas ces masses épaisses. Sans un rayon lumineux qui se glisse parfois, comme à travers un vitrail de cathédrale, il ferait sombre tout à fait ; mais ces reflets crépusculaires de la verdure sont d’un effet magique sur les petits lacs où des oiseaux nageurs tracent des sillons argentés. Ces gracieux hôtes de la forêt plongent, reparaissent et se perdent sous l’ombre mystérieuse des grands mélèzes. Ils me laissent passer et reprennent leurs ébats. Les tons froids de ce tableau sont d’une finesse extrême.

J’avance toujours ; mais les racines qui courent sur le sol comme d’immenses reptiles, les branches mortes enchevêtrées, les tiges éclatées, le sol défoncé qui a formé des mares d’eau stagnante où poussent des tapis d’euphorbes, les lianes qui vous barrent la route ou vous accrochent par les jambes, font de la marche une terrible gymnastique. J’ai mesuré un grand nombre de chênes de cinq pieds de diamètre sur vingt et vingt-cinq mètres de fût. Plusieurs étaient du double plus gros. Un des moindres géans, couché dans la mousse, me venait au menton. Je prends appui dessus pour le franchir ; mais son bois vermoulu cède, et je tombe tout au beau milieu, comme dans un tas de farine. Plus heureux que Milon le Crotoniate, je me dégage facilement, et comme lui je renverse des arbres de cinquante pieds qui tombent et se brisent en pièces. Cette bonne volonté de