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sur la prairie à perte de vue, et le fleuve qui se déroule entre ses grèves.

Encore un mugissement plus fort et plus prolongé. Cela vient du côté de l’eau. À force de regarder, j’aperçois sur l’autre rive une forme grise qui remue et agite les roseaux. Je traverse à pied le bras du Mississipi, dont les eaux sont basses en ce moment, ce qui ne m’empêche pas de prendre un bon bain de jambes, et je marche sur l’animal qui est tapi là-bas. C’était plus loin que je ne croyais. Je te vois d’ici me dire que c’était imprudent, n’ayant pour toute arme qu’un filet à papillons, d’aller regarder de si près un ours jetant son cri de guerre ou un Indien mal léché. C’est vrai, mais je n’y pensais pas, et j’allais toujours, quand, à trois pas de moi, je vois quatre pieds s’élever et s’agiter singulièrement au-dessus du marais. J’entends un râle d’agonie, et tout rentre dans le silence… C’était un de ces beaux chevaux gris de fer qui tout à l’heure filait ventre à terre, et qu’un coup de sang vient de foudroyer. Tu vois que j’ai fait tout mon possible pour avoir une belle aventure à te raconter. J’aurais bien scalpé la queue de ce cheval pour la montrer à mes compagnons de voyage ; mais ils n’auraient jamais voulu croire que ce fût la chevelure d’un Sioux.

Me voici enfin dans la prairie, et malgré la proximité du village, que je vois encore à l’horizon, je peux me dire que mon pied est peut-être le premier pied humain qui se pose en certains endroits. Cette nappe de verdure donne une telle idée de l’infini, qu’en supposant même les Indiens nomades plus nombreux qu’ils ne l’ont jamais été, il est permis de se persuader que la plus grande étendue de ce désert n’a jamais été foulée. Je fais une remarque, c’est que les moindres traces de mon passage sur cette végétation vierge restent longtemps visibles, et que la plus mince tige brisée par moi, une touffe de graminée dérangée dans son port, une feuille de plantain retournée, sont des accidens très appréciables et même frappans dans l’absolue solitude. Je m’explique alors ce prétendu sixième sens qui guide les Indiens sur la piste du gibier ou de l’ennemi. Les animaux soumis à l’instinct ont des allures pour ainsi dire réglées, que le sauvage doit connaître et peut étudier tous les jours de sa vie. L’homme, toujours livré à l’imprévu de la fantaisie, dérange seul cette logique de la nature ; sa trace ne ressemble donc à aucune autre, et aucun observateur ne peut s’y tromper.

Tout en marchant sur cette verdure sans limites, qui, par je ne sais quel charme, porte à la rêverie, je me demande si je suis réellement à deux mille cinq ou six cents lieues de toi. J’y suis venu si vite que par momens je me questionne pour savoir si je ne suis pas dans mon lit à Nohant, en train de rêver que je parcours les ri-