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six mille lieues à toute vapeur

grands troncs d’arbres à demi ensevelis dans le sable. La pluie cesse, bien sûr pour me faire plaisir. Des oiseaux viennent sauter sur le rivage pour me montrer comme ils sont bien habillés. Les uns sont vêtus de rouge comme des cardinaux, les autres gris de perle, ou bleus à ventre blanc avec de gros becs roses.

Je me promène en remontant le Mississipi à pas de naturaliste, c’est-à-dire lentement, regardant tout, pierres, brins d’herbe, arbres, grattant les écorces, fouillant le sable, cueillant une fleur, ramassant une graine, attrapant un insecte, courant un papillon. Je ne trouve pas la moindre piste d’Indien Renard, et je n’aperçois pas un seul échantillon de buffalo, pas une hutte de castor non plus. Sur la rive opposée, un troupeau de chevaux passe au galop. Sont-ils sauvages ? Je ne sais, mais ils sont farouches à coup sûr, car ils fuient plus vite en me voyant.

Le soleil se montre, tout s’éveille et se ranime ; les cigales chantent, les papillons volent sur les fleurs : des pétunias, des renouées, des cytises, des verges d’or, des framboisiers en fruit, et bien d’autres plantes que je ne connais pas. J’attrape des Nathalis iole, jolis papillons jaune, aurore et noir, que je prenais, à leur vol saccadé, pour de petites phalènes. Leur patrie est le Mexique, au dire des lépidoptérisies ; ils vivent cependant ici par milliers. Les térias Nicippe, les piérides Protodice, les coliades Philodice et Cœsonia, n’y sont pas moins communes que les papillons de chou en France.

J’étais absorbé dans mes captures, enfoncé dans les herbes et les fleurs jusqu’aux yeux, quand j’entends un bruit singulier, prolongé, qui semble sortir d’un soufflet de forge. Sur les bords du Mississipi, on peut bien s’attendre à rencontrer quelque alligator vautré dans la vase ou quelque chat-pard caché dans le feuillage, voire un bison qui n’aurait pas un bon caractère. Le bruit avait cessé. On aime toujours à se rendre compte de ce qu’on ne comprend pas. Je reste immobile, retenant mon souffle, la canne en arrêt… Un serpent glisse lentement dans mes jambes ; un bon coup de bâton termine sa promenade et son existence. Je n’aime pas ces camarades-là, surtout s’ils ont des sonnettes à la queue ; mais celui-ci n’en avait pas. Il était long comme ma canne et magnifiquement vêtu de vert avec des yeux de feu. Je ne sais s’il était inoffensif ou non, il n’y a jamais à se fier à ces reptiles, surtout dans le Nouveau-Monde. Je n’avais rien pour l’emporter. D’ailleurs ma répugnance pour ces bêtes-là est invincible. Ce qui me surprenait, c’est qu’un souffle si formidable fût sorti d’un gosier si petit. Le même bruit pourtant se fait encore entendre, sans que je puisse reconnaître s’il part de loin ou de près. Je sors des marécages, et je regarde tout autour de moi : rien que le troupeau de chevaux qui court