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les fermiers se saluaient-ils entre eux de cette exclamation toute britannique : Fine morning ! (une belle matinée). D’autres chasseurs arrivaient de moment en moment ; il était curieux de les voir chevaucher tranquillement le long des bruyères découvertes, ou déboucher tout à coup de derrière un taillis avec leurs habits rouges. Enfin parut le squire ; c’était un homme d’une soixantaine d’années, mais encore très vert, et dont les manières à la fois, nobles et affables annonçaient le plaisir qu’il éprouvait lui-même à donner aux autres le divertissement de la chasse. Mon ami le sportsman voulut me présenter à lui. « C’est un excentrique, me dit-il ; mais il aime les étrangers et il lit la Revue des Deux Mondes, il vous accueillera bien. « Il me tendit en effet la main avec cette franchise et cette cordialité anglaises que je préfère à toutes les cérémonies de la politesse. Après avoir échangé les saluts d’usage et avoir lancé çà et là quelques plaisanteries intraduisibles qui ne font rire que les Anglais, le squire prit le commandement en chef de son armée. Sur un geste et une parole qu’il adressa au veneur (huntsman), les chiens, qu’on ne retenait jusqu’ici que par l’autorité du fouet, furent lâchés dans les coverts. Le lieu de la scène ne répondait pourtant guère à l’idée qu’on se fait d’un endroit couvert ; c’était une étendue de terrains en friche à peine voilés par une couche d’herbe maigre, dure et pelée, sur laquelle on avait sans doute mené paître des ânes ou des oies ; il est vrai que de distance en distance s’élevaient au milieu de ces landes des broussailles très serrées, des bruyères impénétrables, des touffes compactes de chardons, enfin des forêts de genêts épineux qui montaient à une certaine hauteur, mais pas assez pour donner de l’ombrage. C’est dans ces buissons qu’il s’agissait de trouver le renard. Aussi le huntsman avait-il donné le signal aux chiens en s’écriant : Hark-in, hark-in ! there dogs ! exclamations qui répondent à notre ancienne formule de chasse : Harlou ! harlou ! ici, mes bellols ! On les excitait ainsi à tenir l’oreille ouverte et à chercher.

Le covert présentait alors un spectacle extraordinaire. Chaque broussaille et en quelque sorte chaque feuille remuait comme si elle eût été animée par un esprit mystérieux. On peut dire avec les Anglais que toute la sombre bruyère vivait. Cette illusion est produite, on le devine, par le travail des chiens, qui sont devenus à peu près invisibles, mais qui font sonner les tiges mortes, remuer les branches et palpiter jusqu’aux brins d’herbe. De temps en temps néanmoins ils se montraient, et leur robe blanche, marquée de taches noires, contrastait avec la couleur des fougères sèches et des roussâtres arbustes. Tous ces chiens étaient admirables de patience et se glissaient dans les passages les plus étroits : il est vrai que le