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tenu tout entier dans quelques lignes, et n’aurait guère pu enrichir que le langage où se noyèrent les grâces de Vert-Vert. Au demeurant, il aurait eu bien tort de rien changer à ce tour expressif et laconique de sa verve oratoire. Tel qu’il était, le capitaine Bautzen exerçait sur ses hommes une grande action. Quoiqu’il eut plus d’une fois suppléé par des peines de son invention à ce qu’il appelait l’insuffisance du code militaire, aucune balle sortie de sa troupe n’était venue, un jour d’affaire, lui exprimer d’une manière significative quelque rancune invétérée. Somme toute, on l’adorait au bataillon, et d’un mot, d’un seul signe, il eût poussé sa compagnie tout entière à se jeter dans la mort. Que l’on excuse donc son mépris pour des hommes qui, avec tout l’art des Cicéron ou des Mirabeau, n’en auraient certes pas fait autant.

Le visage de Bautzen fut le dernier sur lequel Laërte arrêta complaisamment son regard avant l’action. Les tirailleurs que l’on avait rappelés revinrent au pas de course se rallier à leur troupe, et les balles se mirent à pleuvoir sur les deux compagnies d’infanterie. Les cavaliers qui éclairaient l’ennemi poussèrent leurs chevaux jusqu’à la portée de nos baïonnettes. Cette audace fit réfléchir Serpier, qui dit rapidement à Laërte : — Il y a par ici quelque lieutenant de l’émir, sinon l’émir lui-même. Pour agir ainsi, il faut que ces cavaliers se sentent soutenus.

Bientôt en effet les masses blanches entrevues déjà par Zabori se rapprochèrent en prenant des formes distinctes, et notre convoi se trouva entièrement enveloppé. Deux tribus belliqueuses avaient réuni leurs forces; ces forces irrégulières étaient appuyées par une troupe bien armée qui semblait manœuvrer avec intelligence et précision : évidemment cette troupe appartenait à l’armée d’Abd-el-Kader.

Serpier, lorsqu’il eut vu les siens cernés de toutes parts, promena son regard avec calme autour de lui. Ce rapide examen lui donna une pleine satisfaction. La confiance était sur tous les visages. La légion se montrait impassible, le bataillon plein d’entrain. Le chef n’avait qu’à savoir employer ces précieux élémens. Le jeune capitaine avait ordonné jusqu’alors une abstention presque complète de feu. Les cavaliers qui s’étaient avancés jusque sous la moustache de nos soldats étaient les seuls que l’on eût daigné honorer de quelques balles : ceux-là gisaient avec leurs chevaux devant nos fantassins, et leurs cadavres fournissaient un rempart utile aux défenseurs du convoi; mais, quand le gros de l’ennemi fut à une bonne portée de mousqueterie, Serpier donna le signal d’un feu de deux rangs qui s’ouvrit avec précision et ensemble. Savamment conduite, cette puissante orchestration de la poudre n’avait aucune de ces fâcheuses cacophonies que les troupiers désignent par cette expression : déchirer la toile. Des sons pleins et sonores charmaient l’oreille