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Le terrain de ces collines ne m’offrit aucun intérêt botanique. J’en profitai pour contempler le défilé des blocs de calcaire traînés vers la vallée sur cette route très rapide par les plus forts chevaux et les plus forts mulets que j’aie jamais vus. Ces attelages descendent par convois de cinq, et je rencontrai cinq convois dont je dus me garer, car ces masses roulantes ne peuvent s’arrêter sur place. C’était du reste un beau spectacle que celui de ces monstrueux chars portant des quartiers de montagne. Les roues étaient bandées par des arbres fraîchement coupés, tendus en arcs et passés sous les moyeux. Le calme des chevaux énormes placés dans le brancard, l’ardeur des mulets moins dociles secouant leurs ornemens rouges, les figures et les cris sauvages des conducteurs à pied, le bruit des chaînes qui servent de traits, le grincement des moyeux souvent trop larges pour les parois du chemin encaissé, le bruit sourd des roues descendant et brisant les escaliers de rocher, tout cela présentait un ensemble de vie énergique dans le cadre d’une région âpre et morne. Le travail de l’homme était là en pleine émission de puissance. Les animaux, soignés et nourris comme méritent de l’être des bêtes d’un grand prix, étaient magnifiques, caractérisés comme des études de Géricault, mais d’un type plus noble. À un endroit aplani où l’un de ces convois faisait halte, j’interrogeai les conducteurs. J’appris que les vingt-cinq chars, attelés de cinq chevaux chacun, ne pouvaient être évalués à moins d’un total qui dépassait deux cent mille francs, sans parler du chargement.

Comme la journée s’avançait et que je ne voulais pas perdre mon temps à errer, je cherchai un guide à Turris, qui est situé sur la croupe de la montagne, à l’entrée de la forêt. Un vieux charbonnier qui s’y rendait m’offrit de me conduire : j’acceptai, mais au bout d’un quart d’heure de marche je vis qu’il allait au hasard ; il m’avoua qu’il n’était pas du pays même et n’était pas monté là depuis vingt ans.

— Alors, lui dis-je, allez où bon vous semblera ; j’en sais aussi long que vous.

Il haussa les épaules sans rien dire et disparut dans le fourré. Évidemment il m’avait déjà égaré, car on m’avait parlé d’un sentier commode à suivre, et il n’y en avait plus trace autour de moi. La forêt n’était plus qu’un taillis de petits arbres bossus et malheureux ; mais ils masquaient partout la vue, et, tout en gravissant la pente, je cherchais une clairière pour m’orienter.

Au bout d’une heure de marche, je me trouvai auprès d’une tête blanche que je crus devoir être celle du mont. Je gagnai le pied de sa paroi verticale ; mais là je vis que c’était un simple contre-fort de la cime réelle, et que j’avais une clairière à traverser pour at-