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culte suffit pour établir que ces âmes si diverses sont rappelées par les mêmes besoins vers les mêmes espérances. Nous retrouvant dans la même église, nous étant joints à la même prière, nous nous reconnaissons comme frères et comme chrétiens, quoiqu’il y ait peut-être une différence infinie entre nos croyances. Peut-être à l’assemblée où j’étais ce matin y avait-il quelque orthodoxe calviniste aussi affermi que Mme de B… dans la doctrine de la prédestination, de la rédemption, par le seul sacrifice de Jésus-Christ, peut-être quelque rationaliste qui n’admet ni l’inspiration des saintes Écritures, ni leur authenticité, et qui ne voit dans le christianisme que le travail successif des hommes les plus vertueux et les plus éclairés de tous les âges, pour formuler tout ce que la race humaine a pu apprendre de ses rapports avec le Dieu qui l’a créée et de ses devoirs envers elle-même. Qu’importe ? Tous deux se disent chrétiens, et je le crois, je les reçois comme frères, et j’ai du plaisir à m’associer à eux dans un hommage public de reconnaissance et d’amour à l’être qui nous a donné l’existence et qui l’a douée de tant de biens… »


Il est permis de croire que cette réponse n’aura pas satisfait complètement les religieux désirs de Mlle de Sainte-Aulaire ; ce qui est certain toutefois, c’est que ce dissentiment sur des matières si graves n’a gêné en rien la correspondance du vieux maître et de sa gentille élève. Sismondi est toujours aussi empressé d’écrire à sa confidente, toujours aussi heureux des lettres qu’il reçoit de sa main ; il continue à s’entretenir avec elle des pensées les plus hautes, et de 1830 à 1842, c’est-à-dire jusqu’à la veille de sa mort, une de ses joies les mieux senties, on peut le dire, a été d’enseigner à ce noble esprit son libéralisme idéal.

Voyez ici un épisode qui montre bien la sève puissante de l’historien libéral et l’influence multiple de sa vie. Au moment où Mlle de Sainte-Aulaire croyait nécessaire de ramener Sismondi au christianisme, Sismondi ramenait lui-même aux sentimens chrétiens une jeune femme, une jeune Italienne que l’église de son temps et les malheurs de son pays avaient jetée dans le désespoir. Nous, n’avons aucun renseignement particulier sur Mlle Bianca Milesi, devenue plus tard Mme Mojon ; mais les lettres de Sismondi nous suffisent pour recomposer cette vive physionomie. C’était, on le devine aisément, une âme ardente, amoureuse de la justice, passionnée pour l’indépendance italienne, et qui, voyant les plus nobles de ses frères punis comme des criminels pour leur vertu patriotique, voyant l’église faire cause commune avec les tyrans et les bourreaux de l’Italie, avait fini par nier la Providence. Ce fut Sismondi qui lui rendit la foi. Sans éteindre chez elle le foyer des désirs enthousiastes, il sut l’accoutumer à la résignation, il lui fit comprendre que les progrès des choses humaines ne se mesurent pas au battement de nos cœurs, que ce monde est un monde d’épreuves, que la justice marche à pas lents, mais que son heure vient toujours ; il lui montra enfin, au