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dédale d’îlots couverts de verdure et de wigwams d’écorce plantés sur le rivage au milieu des pins. — Les Indiens ! les Indiens ! c’est le cri que j’entends aussitôt retentir de toutes parts : hommes et femmes se précipitent sur les galeries extérieures avec un élan de curiosité qui prouve combien la race primitive est devenue rare ou difficile à rencontrer. Des Indiens à demi nus courent en effet sur la rive en sautant et en nous faisant des gestes. D’autres, plus graves, ne bougent pas ; ils ne semblent même pas voir notre maison flottante, bien que nous soyons assez près pour distinguer leurs traits aplatis et leur peau foncée. Ils me rappellent les Arabes qui, forcés de subir notre domination, cachent leur colère sous l’apparence du mépris. Un canot d’écorce passe, portant une femme maigre roulée dans sa couverture et deux pagaïeurs vêtus de chemises de coton jaune. Ils sont coiffés de chapeaux de paille d’où s’échappent de longues tresses de cheveux noirs.

« Pauvres Indiens ! pauvres gens ! dit l’aînée des Maries, ils sont bien à plaindre ! Ces hommes-là sont de noble race et nullement méprisables. Ce sont les premiers occupans du pays. Nous avons toujours trouvé en eux de francs ennemis ou des amis sincères. Quand ils scalpaient les nôtres, c’était leur droit, ils défendaient leur sol. Au lieu de chercher à les civiliser, à leur donner des principes religieux, on n’a porté chez eux que la démoralisation, les vices et les maladies. Les commerçans mettent leur amour-propre à les tromper : on échange par exemple un paquet de fourrures d’une valeur de vingt dollars contre une bouteille de vhisky qui ne vaut pas un quart de dollar. Aussi deviennent-ils craintifs et soupçonneux. Nos marchands se plaignent de ne pouvoir plus tant les attraper et de voir qu’ils commencent à débattre leurs intérêts. Ils ne sont pourtant pas méchans, c’est certain. Leur anthropophagie est un conte de nourrices et de missionnaires catholiques. Bien des blancs qui vont vivre avec eux au milieu des forêts y sont plus en sûreté qu’à New-York. Nous les plaignons, nous autres femmes ! nous regardons leur extinction comme un crime, et nous sentons qu’ils emportent avec eux au fond des déserts toute la poésie de l’Amérique. Quand il n’y en aura plus un seul, nous en parlerons comme de héros fabuleux dont rien parmi nous ne donnera plus l’idée. »

À six heures du soir, à Saut-Sainte-Marie, pendant que le North-Star entre dans l’écluse qui longe les rapides, nous avons tout le temps de descendre à terre et d’aller jusqu’à la petite île où quelques familles d’Indiens Chippeways ont établi des huttes au milieu des rochers et des aunes. Ils vivent et trafiquent de poissons, qui foisonnent autour des rapides. Un vieux Chippeway, assis au seuil de son wigwam, fabrique un panier d’osier. Sa peau est brun foncé, son nez d’une courbure exagérée ; les lèvres ne sont pas épaisses ;