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New-York, 12, 13, 14 août.

La route pour revenir ici est plate et le pays marécageux. Nous logeons à l’hôtel où la princesse est installée. Je rends visite à nos amis du yacht. L’orage a rafraîchi le temps ; ici comme chez nous, il y a des jours froids en plein été. Je vais et viens sans rien trouver de pittoresque. Pourtant Greenwood est un bel endroit. Ce n’est ni la grande poésie des cimetières arabes ni la funèbre austérité des cimetières espagnols. Ce dernier asile des protestans est ici d’une gaîté singulière : c’est un magnifique jardin anglais, soigneusement entretenu. La vue sur l’Hudson est large et riante. Les pelouses bien vertes, les allées bien sablées contournant les massifs plantés de beaux arbres de tous les pays, les jets d’eau babillant dans les frais bassins, des ponts, des kiosques, des bancs, et partout les tombes cachées ou dissimulées dans les fleurs et la verdure, rien ne rappelle l’idée de la mort, ou du moins rien ne la rend lugubre. Je songeais à cette vie sans charme et sans poésie du bourgeois spéculateur de New-York, enfermé dans son comptoir ou forcé de s’agiter derrière les hautes murailles de sa ville bruyante, et je me demandais si le plus agréable des gîtes dans une contrée si peu artiste ne serait pas précisément ce cimetière où les fleurs embaument, où les oiseaux chantent, où les eaux murmurent, où l’air agite mollement le feuillage des arbres séculaires. La destinée de l’Américain est-elle si froide et si triste qu’il ait réservé toutes ses jouissances pour le moment où il n’en profitera plus ?

Hier, dans une taverne où buvaient des soldats, des ouvriers et des pompiers, un monsieur vient s’asseoir à côté de moi et entame la conversation. Il commence par me parler de l’Amérique, de la guerre ; en fin de compte, il me donne à entendre qu’il est racoleur et me montre un grand registre où sont inscrites des colonnes de noms. Il me vante avec éloquence les charmes de l’état militaire, la forte solde que touchent les officiers, douze, quinze mille francs par an. La nation, dit-il, est une bonne mère qui adore ses enfans adoptifs, de quelque race qu’ils soient ; elle pourvoit à tous leurs besoins, etc. Je le laisse aller jusqu’à l’offre du grade de capitaine et le remercie en lui disant que je suis déjà nommé général.

En raison de cette propagande de presse, nos matelots du yacht sont consignés à bord. On craint que quelques-uns ne succombent aux promesses et aux libations des racoleurs de marine. J’ai entendu un colloque entre un de ces embaucheurs et quelques-uns de nos marins qui attendaient à terre avec un canot : Laissez-nous la paix, disait l’un d’eux en termes énergiques. On vous en donnera des hommes comme nous ! C’est avec les imbéciles de tous les pays que