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gauche, les ruines d’une maison dont il ne reste qu’une haute cheminée debout comme un obélisque. Les haies sont rasées et les arbres fruitiers cassés ; un léger tilbury gît sens dessus dessous dans un fossé.

Mais voici l’ennemi !… Trois grands diables à cheval, armés de longues carabines, coiffés de chapeaux pointus à plumes de coq, nous barrent le chemin. Leurs grandes silhouettes se dessinent au plus haut de la montée et me rappellent l’élégance dégingandée des gens de guerre de Callot. Nous faisons halte. Ils viennent à nous, l’arme au poing : « Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? » Le prince se fait connaître. Un de ces soudards haut montés part ventre à terre pour prendre les ordres de son officier. Notre escorte du nord s’est retirée à cinq cents pas en arrière, excepté les deux officiers et le porte-fanion, qui font très bonne contenance, car en somme nous ne savons pas quelle réception nous attend, et les deux sentinelles de l’armée du sud ne sont éloignées de nos guides que de la longueur d’une pique ; mais le petit chiffon blanc est respecté. Le prince fait déboucher une bouteille de vin de Bordeaux, et les deux partis boivent démocratiquement dans le même verre à la prospérité des États-Unis.

L’officier du sud arrive, suivi d’un escadron, salue le prince courtoisement, avec des manières de gentilhomme, contraste d’autant plus frappant que ses guenilles lui donnent l’air d’un bandit de mélodrame plutôt que celui d’un capitaine de cavalerie. Les officiers ennemis se serrent la main (ce qui équivaut ici à ôter son chapeau), et nous, emportant les souhaits de nos amis du nord, nous repartons précédés et escortés cette fois de la cavalerie virginienne. Souples, hardis cavaliers, et maniant leurs montures avec grâce, ces gens-là ont bonne tournure. L’uniformité du costume n’existe pas plus chez eux que dans l’armée unioniste. Pourtant ils sont généralement vêtus de gris, coiffés de chapeaux gris empanachés, et armés d’un sabre et d’un revolver. Le long couteau est planté dans la botte, le fusil passé en bandoulière. Il me semble voir les partisans du Mexique ou de la Sonora. Beaucoup ont de très bonnes manières et parlent très bien français.

Vers deux heures, nos chevaux demandent à souffler. Nous faisons halte. Sommes-nous encore loin de Fairfax, de ce Fairfax où nous n’avons pas pu aller déjeuner avant-hier, et où nous ne déjeunerons probablement pas davantage aujourd’hui ? Encore une bonne lieue et demie. Ferri s’étonne que Ragon et moi soyons si résignés. — Êtes-vous malades ? — Non, la faim s’est dissipée, on ne sait comment ; mais nos rires mal étouffés nous trahissent : nous confessons avoir flairé une pêche et trempé nos lèvres dans une goutte de