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d’or, et si l’on n’avait qu’à étendre la main pour prendre au hasard un homme pur, sage et bon patriote. Malheureusement il ne paraît pas qu’il en soit ainsi. Il parait au contraire, et du propre aveu de ses membres, que cette démocratie est, en fait d’argent, aussi corrompue que n’importe quelle aristocratie, et que, pour amener au pouvoir un de ces hommes inoffensifs qui n’ont de mérite que leur probité, il faut se donner grand mal et faire mouvoir tous les ressorts de l’intrigue électorale, comme s’il s’agissait de faire triompher un grand homme méconnu. Si cela est, faudrait-il donc beaucoup plus de peine pour mettre au service de la chose publique l’honnêteté éclairée ? Cette honnêteté-là ne paraît-elle pas bien nécessaire dans une crise comme celle-ci ? Les uns le disent, le pensent, et vont jusqu’à sacrifier dans leur pensée le principe républicain ; les autres, et c’est le plus grand nombre, sont livrés à une double peur : celle de la dissolution des choses présentes et celle des moyens de salut. Comment sortira-t-on de cette grande perplexité ? car il faut en sortir à tout prix. Le prince me dit qu’il n’est pas possible qu’on n’en sorte pas heureusement, et qu’une liberté qui a été si féconde ne peut pas périr. Quand il me parle ainsi, je me reprends à croire et j’attends pour juger.

6 août. — Chacun est debout à cinq heures du matin ; mais on n’a pas grand’peine à se lever, la chaleur et les moustiques se chargent de vous tenir le sang en mouvement. Le prince part à six heures ; nous le suivons tous. Où allons-nous ? Je n’en sais rien. M. de Geofroy me remet un laisser-passer ou passe-port, chose non moins inconnue dans ce pays que les gendarmes. Aussi cette feuille signée de M. Seward, contre-signée du lieutenant-général Scott, qui me donne « le droit de passer sans molestation, et de requérir, en cas de besoin, aide et protection de l’armée du nord, » me surprend-elle un peu.

Nous allons droit devant nous, à l’aventure, du côté de l’armée du sud. Pour ma part, je suis très curieux de la rencontrer. Nous exhibons nos papiers au Long-Bridge, et nous roulons sur la route d’Alexandrie. Les terrains siliceux, couverts de belles mauves et d’asters jaunes ou violets, sont coupés de flaques d’eau où poussent des iris, des ixias et des roseaux. Nous devions déjeuner à Alexandrie, mais nous passons outre. Nous trouvons la route coupée par d’énormes troncs d’arbres abattus les uns sur les autres, véritables barricades infranchissables aux voitures. Par la traverse, on rattrape un bout de chemin. Voici des cabanes de branchages et des soldats. Est-ce l’armée du sud ? Non, pas encore. C’est un des derniers avant-postes de l’Union, campé près d’un ruisseau et retranché dans une enceinte d’arbres qui obstrue ruisseau et chemin. Nous