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gens comme il faut, » me disait naïvement un homme de Khartoum. Le neveu du consul, un jeune homme de seize ans nommé Ambroise Poncet, prit le commandement des hommes restés à bord, leva l’ancre, et alla, de crainte d’assaut, mouiller au milieu du fleuve. Sa présence d’esprit sauva la barque ; mais la cargaison, laissée à terre, fut pillée par les vainqueurs sous une fusillade meurtrière de l’équipage survivant. Cette scène fut marquée par des détails de mœurs assez caractéristiques. Un nègre et sa femme emportaient à eux deux une caisse assez lourde ; une balle atteint l’homme, le couche par terre, et la caisse qui tombe sur lui achève de l’écraser. La femme ne perd pas le temps en vains gémissemens : elle appelle un autre nègre qui était à deux pas de là, elle saisit la caisse par un bout, l’ami la prend par l’autre, et ils s’éloignent sans plus se soucier du cadavre.

La mort de M. Vaudey fut, à tous égards, un grand malheur : c’était un homme énergique, instruit, en relation avec les corps savans d’Europe, et qui, quelques jours avant sa mort, dictait à ses neveux des réponses à un questionnaire sur la région du Nil-Blanc[1]. Il se disposait à partir en 1861 pour atteindre Robenga, capitale d’un royaume situé sous l’équateur, et marcher à la découverte des sources du Nil. Il semble qu’une fatalité mystérieuse et commune se soit attachée successivement à tous les hommes qui, acclimatés par un long séjour au Soudan, avaient arrêté leur pensée sur ce formidable problème[2]. La science perdait dans M. Vaudey un courageux auxiliaire, mais ce ne fut pas tout. La catastrophe d’Ulibo aigrit à la fois les vainqueurs et les vaincus, et fournit aux partisans de l’esclavage un prétexte spécieux de vengeances et de dévastations. Les excès qui n’avaient été que des accidens, trop répétés sans doute, devinrent la règle à partir de ce moment : la traite des noirs s’organisa, devint une institution sociale, eut son code et son budget ; elle entra ainsi dans une période nouvelle, qu’il faut raconter à part.


GUILLAUME LEJEAN.

  1. Ce précieux manuscrit est entre les mains de MM. Poncet frères, neveux de M. Vaudey, et connus eux-mêmes par une carte curieuse publiée en 1860 sur les pays à l’ouest du fleuve.
  2. MM. Vaudey, Angelo Vinco, Knoblecher, Brun-Rollet, Malzac, Vayssière, Alfred Peney.