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des civilisés et des barbares, il y a tout à parier que les exemples éclatans d’improbité viendront des premiers. Cela s’est vu au Sénégal, où, la mesure-étalon pour le commerce des gommes étant originairement des tonnes de la contenance d’un kantar arabe, les traitans imaginèrent des tonnes à fond mobile, clouées sur le pont, versant dans le faux pont une partie de la Comme qu’on y entassait, et réalisant pour le vendeur ingénu la fable du tonneau des Danaïdes. Au Nil-Blanc, une concurrence fiévreuse et anarchique ne laissait de place qu’à une seule pensée, celle de s’enrichir à tout prix. J’ai connu quelques Européens dont l’honnêteté constituait là une honorable exception ; mais tous ceux qui ont étudié sur place l’état moral des populations de l’Égypte, chrétiennes ou musulmanes, me croiront aisément quand j’affirmerai qu’on n’y trouverait pas trois hommes sur cent pénétrés des idées européennes en matière de probité. Cette classe de gens a trop peu de dignité pour ressentir le côté humiliant de leçons dans le genre de celle que je vais raconter. Un chef nègre de la tribu des Kitch, nommé Nial, avait reçu en dépôt d’un traitant arménien un lot d’ivoire, et s’était engagé à le rendre à la première réquisition, soit de l’Arménien, soit d’un sien commis qui lui montrerait un billet portant sa signature. Cette convention vint à être connue d’un concurrent (un chrétien, hélas !) qui n’eut garde de laisser échapper pareille aubaine. Il alla trouver le nègre, lui montra le premier chiffon de papier venu, et réclama le dépôt. Le Kitch, plein du respect de ses compatriotes pour le « talisman blanc des fils du ciel, » ne soupçonna pas la fraude, et se hâta de rendre l’ivoire. Quand l’Arménien se présenta, il fut fort surpris d’apprendre qu’on était venu, papier en main, réclamer sa propriété, et accusa le môgnân[1] de lui conter une fable. L’histoire se répandit dans les comptoirs voisins, on finit par découvrir l’auteur de l’escroquerie, et un beau jour celui-ci vint, comme d’habitude, traiter d’affaires avec Nial. Le nègre lui reprocha vertement sa mauvaise foi ; mais, sur les négations obstinées du chrétien, il n’insista pas, et, feignant d’avoir tout oublié, il l’invita, quelques jours après, à un banquet amical. Un jeune chien, mets fort estimé chez les Denka, formait le menu. Après une conversation assez cordiale entre le nègre et son hôte, le premier changea de manières, et, s’adressant au traitant : « Je t’ai accusé, lui dit-il, d’avoir volé l’ivoire de ton frère, et toi, tu m’as accusé d’être un menteur et un homme improbe ; mais Dendid (Dieu) sait lequel de nous a dit vrai, et je l’appelle en témoignage

  1. Dans la langue de la peuplade des Denka, dont fait partie la tribu des Kitch, môgnân signifie « homme important, gentleman. »