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très hautes berges, d’où les noirs pouvaient le cribler de flèches sans fatigue et sans danger. Il échappa pourtant à toute chance funeste ; mais, en avançant toujours au sud, sous l’obsession de son idée fixe, il oublia que les eaux baissaient, et s’aperçut un jour avec désespoir que, dans sa partie supérieure, le Saubat n’est qu’une sorte de ruisseau à sec la majeure partie de l’année. Il prit une résolution énergique et singulière : comme il lui importait d’être toujours à flot, de crainte d’être surpris la nuit à l’échouage par les nègres, il s’assura leurs services par de grandes distributions de verroteries, et fit construire par eux deux barrages ; puis, coupant le premier, il descendit au fil de l’eau dans le bassin formé par le second. Elevant alors un troisième et un quatrième barrage, M. Debono essaya de descendre ainsi jusqu’au point où l’eau était encore assez haute pour lui permettre de regagner le Nil ; mais la terre buvait trop rapidement les eaux, et tant de fatigues et de dépenses ne purent le préserver de ce qu’il redoutait si fort : un hivernage de onze mois dans ce pays perdu, avec sa famille, qui l’avait accompagné.

Pendant longtemps, du reste, les affluens du grand fleuve restèrent inconnus au commerce, qui suivit passivement la route ouverte par l’expédition du colonel d’Arnaud. Les flottilles du vice-roi avaient rapporté à Khartoum une abondante provision d’ivoire, recueillie sans peine et sans frais. « Comment ! disait un nègre à M. Thibaut, vous ramassez ces vieilles dents ? Nous en avons en quantité, et nous n’en faisons rien. » Et il lui montrait des clôtures de jardinets en dents d’éléphans. Le gouvernement du vice-roi se réserva d’abord le monopole de l’ivoire au Fleuve-Blanc ; mais, les divers monopoles ayant succombé sous les attaques réitérées des agens diplomatiques européens, la navigation du fleuve fut déclarée libre, et en peu d’années quatre ou cinq grandes puissances comptèrent plusieurs de leurs nationaux en train de s’enrichir à ce commerce fructueux. Les conteries (verroteries de Venise) étant la seule monnaie connue des nègres, on profitait de leur ignorance commerciale pour obtenir, moyennant vingt sous de verroterie, une dent qui valait 500 fr. Ce fut l’époque des Ulivi, des Lafargue, des Brun-Rollet, le temps des fortunes, rapides. Dès 1853 cependant la chance commençait à tourner. Les gains faciles de la traite de l’ivoire avaient surexcité toute la population marchande de Khartoum. Dans ce pays, le commerce le plus ordinaire est une sorte de colportage fait par ces Djaalin que l’on trouve sur toutes les routes du Soudan, avec leurs petits ânes infatigables chargés de ballots de cotonnades. Les Djaalin, principalement depuis la destruction de Chehdi, leur capitale, sont répandus partout, jusqu’en Abyssinie, jusqu’à Fadassi, cette sorte de Beaiicaire éthiopien, où jamais Européen n’a encore