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de m’ennuyer chez elle… La vanité, qui la blessait, me blesse aussi ; elle répète avec complaisance les mots flatteurs qu’on a dits sur elle* comme si elle ne devait pas être blasée là-dessus, et lorsque l’on parle de la réputation d’un autre, elle a toujours soin de ramener la sienne avec un empressement tout à fait maladroit. J’ai infiniment plus de jouissances de société parmi les Genevois… » Enfin, cette même année 1812, bien avant que la lecture d’Adolphe lui eût rappelé ses souvenirs de Coppet, il écrivait à Mme d’Albany à propos des lettres de Mlle de Lespinasse :


« C’est une lecture singulière ; quelquefois je me sens rebuté par la monotonie de la passion, souvent je suis blessé du manque de délicatesse d’une femme qui, au moment où M. de Mora meurt pour elle, partage son cœur entre lui et M. de Guibert, et qui fait ensuite toutes les avances à un homme qui ne l’aime pas. Souvent ce reproche d’indélicatesse s’étend sur toute la société, et M. de Guibert, qui garde copie de lettres qu’on lui redemande et qu’il vend, et sa veuve, qui publie ensuite ces copies… Mais malgré mille défauts c’est une lecture attachante et une singulière étude du cœur humain. J’ai vu de près, j’ai suivi dans toutes ses crises une passion presque semblable, non moins emportée, non moins malheureuse ; l’amante, de la même manière, s’obstinait à se tromper après avoir été mille fois détrompée : elle parlait sans cesse de mourir et ne mourait point, elle menaçait chaque jour de se tuer, et elle vit encore. Un rapprochement que je faisais à chaque page augmentait pour moi l’intérêt de cette correspondance, mais c’est en m’inspirant une grande aversion pour les passions lorsqu’elles arrivent à un certain degré d’impétuosité, et une grande pitié pour ceux qui se croient des héros d’amour parce qu’ils exaltent sans cesse leurs sentimens, au lieu de chercher à les dominer. »


Certes, en s’exprimant de la sorte, Sismondi montre assez qu’il ne s’aveugle pas sur le compte de ses brillans amis ; il est loin cependant de parler en 1812 comme il le fera vingt ans plus tard, et l’on voit que les habitudes de l’esprit de Mme de Staël et de sa société, — je répète ses paroles, — exerçaient alors sur lui un bien autre empire. Que s’est-il donc passé dans cette période ? Une transformation religieuse s’est accomplie insensiblement chez ce noble esprit. Son stoïcisme moral et ses études si profondément humaines le préparaient dès longtemps à des méditations plus hautes. Est-il possible de travailler sérieusement à l’œuvre du progrès sans être bientôt saisi de ces problèmes qui sont l’âme de toute religion ? Il aurait la vue bien courte, celui qui aimerait l’humanité sans se préoccuper de la destinée de l’homme, et qui, songeant au lendemain d’ici-bas, oublierait de penser à l’immortel avenir. C’est ainsi que Sismondi avait été ramené au sentiment le plus vif des choses religieuses par ses études d’histoire et de philosophie sociale. Protestant