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« Le 22, on vit au loin un homme et deux femmes qui faisaient route, portant des provisions sur la tête. Les soldats n’attendaient que l’ordre d’aller à la chasse : il fut donné. Quelques-uns rejoignirent les malheureux fugitifs : l’homme fut tué, les deux femmes furent conduites à la barque n° 1. Une était enceinte, l’autre paraissait nourrir : elles faisaient pitié…

« Le kachef, qui ne craignait point une chaleur de 52 degrés au soleil, voulut aller à la chasse aux pintades dans les broussailles. Une heure après, au lieu de poules du désert, je le vis suivi de quatre femmes dont il avait trouvé les traces. Un homme qui les accompagnait fut sacrifié. Ce furent là les pintades du kachef[1]. »


J’ai cru devoir donner cette citation, bien qu’un peu longue, pour m’appuyer sur un témoin dont l’impartialité ne sera pas contestée, et pour bien définir le caractère de ces premières relations entre les « civilisés » et les sauvages du Nil. L’expédition de 1839, qui eut peu de résultats scientifiques, fut suivie quelques mois plus tard d’une nouvelle campagne bien autrement féconde, car elle était dirigée par des officiers européens au service d’Égypte. Le colonel d’Arnaud[2], M. Thibaut, le naturaliste Werne, en faisaient partie. La flottille remonta jusque vers le 40e degré nord, près de deux degrés plus loin que la précédente, et ne s’arrêta qu’en face d’une sorte d’arc formé par des montagnes, au milieu desquelles le fleuve, coulant dans un lit de gneiss, était barré de rochers et de rapides infranchissables. Le peuple riverain était une belle race nègre, les Bary, plus fière et plus intelligente que celles que l’on avait déjà vues. Quand je les visitai moi-même récemment, je fus surpris de retrouver fréquemment dans une de leurs tribus, les Chir, le type bien connu des médailles césariennes. J’ajouterai en passant que certains géographes de l’antiquité possédaient des notions singulièrement exactes sur le centre du Soudan, surtout Pline, qui paraît avoir dû beaucoup d’informations aux chasseurs d’éléphans. Je regarde comme prouvé que ce grand encyclopédiste connaissait le Fleuve-Blanc sous le nom de Sir (les indigènes disent aujourd’hui Kir), les Chir, les Medin, les Eliab, sous les noms de Syrbotœ, de Medimni, d’Olabi, et quand il a parlé des Hipporei, « qui sont noirs, mais qui se frottent le corps d’ocre rouge, » il a fait en une ligne le portrait des Bary que j’ai vus.

Les rapides dont j’ai parlé tout à l’heure étaient une barrière naturelle qui arrêta longtemps les visiteurs du Fleuve-Blanc. Deux

  1. Thibaut, Expédition à la recherche des sources du Nil, Paris 1856.
  2. C’est à ce savant ingénieur que l’Égypte doit des œuvres comme le port et le pont tournant du Mahmoudié. M. d’Arnaud met, avec une abnégation bien digne d’éloges, à la disposition de tous ceux qui lui en témoignent le désir ses précieux travaux (inédits) sur le Nil supérieur.