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Une résolution déplorable, et qui eut d’affreuses conséquences pour le Soudan indépendant, fut le parti pris par Méhémet-Ali de se créer une armée noire principalement destinée à faire la guerre dans la région équatoriale, dont le climat exerçait des ravages sensibles parmi ses soldats turcs et même égyptiens. Il faut bien mépriser l’humanité pour supposer que des hommes libres, enlevés à leurs villages incendiés, à leurs familles décimées et souillées, et poussés la fourche au cou et le fouet aux reins vers des casernes où un sergent arabe leur apprend l’exercice à coups de kourback, deviendront les plus fermes soutiens du pouvoir qui les a fait traiter de la sorte. Le plus triste, c’est que ce calcul est juste. Non-seulement les régimens noirs sont d’une fidélité passive qu’aucune incitation ne saurait ébranler, mais les tribus libres n’ont pas de plus implacables ennemis que leurs frères en veste blanche et en bonnet à plaque. Un voyageur français, M. Trémaux, a été témoin au Fazokl d’une de ces récoltes de conscrits, exécutée à la montagne de Kély. La montagne fut cernée une nuit, et tous les habitans d’un village saisis d’un coup de filet. L’officier qui dirigeait ce coup de main mit à part les hommes valides qui n’avaient point été blessés dans la lutte, et qui furent destinés au service de l’état ; on réserva les très jeunes garçons pour les officiers, on livra les femmes comme parts de prise aux soldats, qui les violèrent au bivac même malgré la résistance la plus énergique.

Il était dans la destinée de Méhémet-Ali de voir ses plus belles et ses plus raisonnables conceptions devenir, grâce à l’inintelligence et à l’immoralité de ses agens, de nouveaux fléaux pour l’humanité. La facile conquête du Sennaar et le prestige qu’il en avait retiré aux yeux de l’Europe, l’encourageaient à chercher une nouvelle gloire dans la découverte des régions encore inconnues du Fleuve-Blanc. Il espérait y trouver une compensation à ses mécomptes précédens en fait de mines d’or : les corps savans de l’Europe, à l’opinion desquels il fut toujours sensible, le poussaient à tenter dans la recherche des sources du Nil la solution du problème géographique le plus important peut-être de notre époque. En décembre 1839, une expédition préparée à loisir sur le Nil partit de Khartoum sous la conduite de deux officiers égyptiens, et ayant à bord M. Thibaut, mais sans aucun caractère officiel. Méhémet-Ali avait soigneusement recommandé de se créer des relations pacifiques avec les nouvelles populations que l’on allait visiter. Quelques citations du journal de voyage de M. Thibaut montreront comment ses ordres furent interprétés :

« Le 6 janvier fut un jour de deuil pour ces contrées. Des présens en