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M. Thibaut sortait de table et avait très bien soupé. Il entre, salue et s’arrête à la porte dans l’attitude d’une respectueuse attente. « Est-ce toi, lui dit le vice-roi, qui te ferais fort d’aller chez les Chelouks parler de ma part à Abderrhaman le fugitif ? » M. Thibaut, un peu surexcité, fait trois pas en avant, et, empoignant le vice roi par la barbe : « Sur ta barbe, dit-il, j’en fais taube ! » (serment le plus solennel), Le vice-roi était très défiant, et surtout, depuis une tentative d’assassinat faite sur sa personne par des mamelouks, il voyait des embûches partout. Il bondit de son divan jusqu’à la muraille, regarda d’un air singulier le Français resté immobile, puis, partant d’un éclat de rire : « Allons, lui dit-il, tu es fou comme tous les Français ; mais tu es un bon diable, et je sais que tu es brave. » Et il lui donna sur l’heure ses instructions, pendant que ses généraux et ses pachas, osant à peine respirer, échangeaient entre eux les regards effarés de gens qui n’étaient pas bien sûrs d’avoir leurs têtes sur leurs épaules.

Il était temps d’ailleurs que le « grand-pacha » eût l’œil aux nouveaux rapports de ses agens avec les Chelouks, car les djellab et les négriers, attirés par la beauté corporelle et la vigueur de ces noirs, commençaient à les harceler et à traquer les habitans des villages du bas du fleuve. C’étaient pourtant, comme les Corses du temps des Romains, ce que l’on nommait de mauvais esclaves, c’est-à-dire des gens impatiens de servitude. Profiter du voisinage de la patrie pour se sauver après avoir coupé la gorge à leurs maîtres était une bagatelle pour ces géans aux chevelures rousses et aux longues jambes ; mais c’était un inconvénient auquel s’exposaient sans crainte les acheteurs en vertu des deux maximes stéréotypées : « Tout vient de Dieu, — rien n’arrive qui ne soit écrit. » Les enlèvemens des Chelouks donnaient quelquefois lieu à des scènes dramatiques. En 1835, un peintre, depuis justement célèbre[1], assistait sur les quais de Khartoum à l’arrivée d’une barque chargée de captifs chelouks. Parmi eux se trouvait une femme qui reconnut dans la foule des spectateurs son enfant, enlevé dans une razzia précédente. Elle se précipita sur lui comme une lionne à qui on rend son lionceau, l’entoura de ses bras, et se mit à le lécher des pieds à la tête avec des sanglots et de petits cris étouffés. Ne sachant pas l’arabe, elle suppliait par geste ses capteurs de la vendre au maître de son enfant ; mais c’était peine perdue : jamais chasseur a-t-il tenu compte des angoisses du gibier ?

  1. M. Gleyre. Tout le monde connaît l’admirable tableau du Soir, mais bien peu savent que l’éminent et modeste artiste a rapporté de Khartoum une précieuse collection de types soudaniens dont la publication serait d’un grand secours pour l’ethnographie africaine.