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dressés à cet usage. Ils chassent, selon l’occurrence, l’éléphant ou le nègre, et dans l’un ou l’autre cas ils emploient ces lances formidables qui font songer à Goliath. Ils dédaignent le fusil, qui a l’inconvénient de faire du bruit, ce qui est contraire à leur système d’attaques nocturnes, d’enlèvemens et de fuites rapides comme l’éclair. Dans leur langage familier, ils appellent les nègres el mâl (le capital). C’est leur capital en effet, et voilà pourquoi ils se gardent bien, dans leurs razzias, de tuer ou de blesser, d’avarier enfin ce qu’ils peuvent emporter.

Ces aventuriers sans peur ont été punis par où ils ont péché : leur richesse en or et en nègres a tenté la cupidité des pachas égyptiens, qui ont voulu les forcer au partage sous forme de tribut, et ont lancé contre eux les Chaghiés avec de l’infanterie. Devant la fusillade et la baïonnette, les Baggara ont dû plier et s’engager à une redevance annuelle qui est censée le prix de location de leurs terres de parcours d’été dans le sud du Kordofan, autour du lac de Cherkela. Le mal, régularisé, n’a fait qu’augmenter, car aujourd’hui les Baggara, obligés de fournir un chiffre déterminé de noirs, doivent, quand la chasse n’a pas été heureuse, s’approvisionner auprès des djellab ou des négriers et pousser à la traite. Pour nous résumer, les razzias officielles, le commerce privé, l’impôt, ne cessent, depuis 1820, de verser dans tous les pays égyptiens un flot croissant d’esclaves, et, sans parler du chiffre énorme d’esclaves ruraux, on s’explique ainsi que la population de Lobeid ait doublé, et que celle de Khartoum, nulle en 1830, fût de 15,000 âmes en 1837 et de plus du double en 1856.

Le lecteur tiendra sans doute à savoir si l’esclavage au Soudan amène une grande aggravation dans le sort de ceux qui sont condamnés à servir. À première vue, on serait tenté de le nier, et même d’y voir une amélioration. La société musulmane accepte le dogme du droit de propriété de l’homme sur l’homme, et scelle en quelque sorte le tombeau de la liberté de l’individu ; mais, par cela même qu’elle accepte la servitude, elle la réglemente, l’adoucit et établit les conditions auxquelles l’esclave entre dans la famille islamique. On l’a dit cent fois avec raison, l’esclavage est paternel chez les musulmans. Entendons-nous toutefois : oui, chez les musulmans riches, qui ne sont point exposés à la tentation de tirer de la machine humaine tout ce qu’elle peut produire en plaisir comme en argent. Dans la maison de l’effendi qui tient un assez grand train pour assurer à ses femmes un personnel à moitié désœuvré, qui peut sans faire de dettes nourrir des reliefs de sa table sept ou huit bouab, bassil et hadamin (portiers, jardiniers, valets de chambre), faisant à eux tous la moitié de la besogne d’un brave domestique