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mon retour ? Eh bien ! je n’y ai d’autre mérite que d’avoir deviné ce peuple. » On se figure aisément combien de telles paroles éveillent la curiosité de l’historien. Ce sont presque des confidences, il ose les souhaiter plus complètes, il jette un mot, il interroge… « Oui, oui ! répond l’impétueux causeur, on a supposé des intrigues, une conspiration ! Bast ! pas un mot de vrai dans tout cela. Je n’étais pas homme à compromettre mon secret en le communiquant. J’avais vu que tout était prêt pour l’explosion… Les paysans accouraient, au-devant de moi ; ils me suivaient avec leurs femmes, leurs enfans, tous chantant des rimes improvisées pour la circonstance, dans lesquelles ils traitaient assez mal le sénat. À Digne, la municipalité, peu favorable, se conduisit bien. Du reste, je n’avais eu qu’à paraître ; maître absolu de la ville, j’y pouvais faire pendre cent personnes, si c’eût été mon bon plaisir. »

Tout en jetant ces paroles que Sismondi recueillait si avidement, l’empereur interrogeait à son tour. Il savait que l’ami de Benjamin Constant voyait à Paris beaucoup de personnages considérables et dans des camps très divers ; il appréciait en lui un observateur pénétrant, un témoin désintéressé. Ce ne fut pas, on peut le croire, une conversation banale que celle-là. Que de conquêtes morales il pouvait faire à l’aide d’une seule conquête ! Et que d’efforts, que de combats avec lui-même, pendant qu’il assiégeait cette âme si haute et si simple ! Les notes ingénues tracées par Sismondi nous permettent d’entrevoir toute la scène ; lorsque l’empereur, rentrant au palais, mit fin à l’entretien, d’un mouvement brusque il essuya son front couvert de sueur, comme dans le feu d’une bataille.

Voilà donc Sismondi devenu Français de cœur et d’âme sans cesser d’être fidèle à la république de ses pères, car ce qui l’attache à la France, on l’a vu, ce sont les dangers et les espérances de la civilisation. Il est de ceux qui, au-dessus de la patrie terrestre, en ont encore une autre, la région des principes, l’ordre divin de la liberté politique et de la justice sociale. Ainsi mêlé à nos épreuves, attaché à notre pays par le charme d’une société qui le fascine, et plus encore par les grands intérêts que nous représentons dans le monde, par ces intérêts que nous pouvons sauver ou perdre, selon que nous suivons nos inspirations généreuses ou que nous cédons à nos vices, on ne s’étonnera pas que Sismondi ait perpétuellement les yeux fixés sur nous, on ne sera pas surpris que notre littérature, notre philosophie, nos transformations morales, nos révolutions politiques, soient l’objet constant de ses méditations, et quelles méditations ? non pas celles du sage contemplant des choses lointaines et ne cherchant que les joies de la raison pure, mais celles de l’homme engagé dans la lutte et qui souffre parce qu’il aime.