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lades. J’ai passé ma vie à cela. Mon pauvre père était couvert de blessures, mon mari…

— Payait une jeunesse orageuse par une vieillesse prématurée ?

— Le baron vous l’a dit ? Eh bien ! c’est vrai, et puis mon Paul si délicat, toujours languissant dans sa première enfance ! Le voilà guéri, je n’ai plus de malades, et cela me manque. D’ailleurs Mlle  Roque m’est sympathique. Vous savez combien dans le cœur des femmes la pitié est prête à devenir de l’affection. Vraiment cette fille est touchante avec son respect filial, son inertie fataliste, et l’espèce de terreur où elle vit sans se plaindre, car vous n’ignorez pas qu’elle est fort mal vue parmi les paysans, et même parmi les bourgeois campagnards des environs. Sa mère était restée musulmane, sa négresse l’est encore, et on l’accuse de l’être elle-même, bien qu’elle ait reçu le baptême. Je me suis fait expliquer par elle comme quoi son père, ne croyant à rien, avait pourtant exigé qu’elle fût enregistrée comme chrétienne aux archives de la paroisse. Il voulait ainsi la préserver des persécutions et des répugnances dont sa mère et sa servante noire étaient l’objet ; mais, comme il ne se souciait d’aucun culte, il la laissa pratiquer l’islamisme avec ces deux femmes, en exigeant qu’elle fît de temps à autre acte de présence à l’église catholique. Il est résulté de ce système un mélange très extraordinaire des deux religions dans l’esprit de cette fille, qui a des instincts très mystiques, qui se signe avec ferveur au nom de Mahomet, et qui professe une dévotion passionnée pour la vierge et les saints. Elle adore les pèlerinages, et ce qui l’a décidée à sortir avec moi, c’est que je lui ai promis de la mener à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, que, de sa fenêtre et depuis qu’elle est, au monde, elle voit à l’horizon en se persuadant qu’elle en est aussi loin que de l’Afrique. En même temps elle prie et célèbre les fêtes en secret avec sa négresse selon les rites du Coran, qu’elle sait par cœur, et toutes ses idées sont d’une islamite passive et fataliste.

— Vous comprenez et vous résumez fort bien Mlle  Roque ; mais je ne vois pas quel rapport vous établissez entre elle…

— Et le lieutenant La Florade ? Attendez donc ! Mlle  Roque, ou plutôt Nama, car l’Hindoue domine en elle, a une peur effroyable des chrétiens. Cela se comprend : elle n’a reçu d’eux que des menaces et des insultes ! Aussi, pour peu qu’un ou une de nous s’humanise et la traite avec bonté, elle est reconnaissante comme un pauvre chien perdu et battu qui trouve un maître compatissant. M. La Florade est entré un soir chez elle, croyant qu’elle appelait au secours. Il lui a témoigné de l’intérêt et lui a offert ses services. Pasquali assure que tout s’est borné là…

— Pasquali dit la vérité.