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grande rade prise dans le sens de sa longueur, avec ses belles falaises et ses eaux irisées ; mais je n’étais guère disposé à goûter ce spectacle, j’avais un poids atroce sur le cœur.

— Figurez-vous, reprit la marquise, que j’ai été rendre visite à Mlle  Roque, et que je suis au mieux avec elle.

— Vraiment !

— Oui. Pasquali m’avait renseigné sur cette bizarre et mystérieuse existence d’une fille toute jeune et très belle abandonnée du ciel et des hommes, enfermée volontairement dans ce coupe-gorge, devant lequel je n’aime guère à passer le soir, et où j’ai pourtant pénétré ces jours-ci, poussée par un sentiment de commisération bien naturel. J’ai trouvé ce que l’on m’avait décrit : une maison à donner le spleen, une espèce de terrasse plantée de cyprès qui ressemble à une tombe, une vieille négresse fantastique, un escalier malpropre, le tout conduisant à un riche salon et à une très belle et douce personne, moitié Provençale et stupide en tant que demoiselle française, moitié Indienne et très poétique sous cet aspect-là. Elle a été étonnée de ma visite, elle n’y comprenait rien, quoique je la lui eusse fait annoncer par Pasquali. Elle n’avait pas dit non, et elle ne disait pas oui en me voyant. Elle se méfiait, elle avait peur : sa gaucherie française n’était pas sans mélange de majesté asiatique ; mais peu à peu, voyant mes bonnes intentions, elle s’est humanisée, rassurée, et au bout d’une heure elle m’appelait sa meilleure, sa seule amie ; elle m’accablait de caresses enfantines et consentait à tout ce que j’exigeais d’elle.

— Et qu’exigiez-vous donc ?

— Je n’exigeais pas, comme Pasquali, qu’elle quittât sa maison : c’était trop demander du premier coup ; mais je voulais qu’elle en sortît plus souvent et plus longtemps chaque jour. Figurez-vous qu’elle ne sort qu’à la nuit tombante ou à la première aube pour aller de temps en temps, à trois pas de là, prier sur la tombe de son père, dans le cimetière de La Seyne ! Elle ne connaît donc le soleil et la lune que de vue, car elle parcourt cette petite distance sur son âne, et dès que la chaleur se fait sentir, elle s’enferme à triple rideau pour végéter dans l’ombre, la rêverie oisive et l’immobilité délétère. Certes elle ne peut pas durer à ce régime, et le moins qui puisse lui arriver, c’est d’y devenir idiote ou paralytique. J’ai donc obtenu d’elle que deux fois par semaine elle viendrait me voir, à pied, après sa sieste, à midi, et que deux autres fois par semaine elle viendrait se promener dans la calèche avec moi.

— Vous êtes bonne ! mais elle vous ennuiera beaucoup, je le crains.

— On n’est pas précisément jeté en ce monde pour s’amuser, docteur ; mais j’ai peu de mérite à plaindre et à soigner les ma-