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pour elle s’y refuseront, car en vous épousant elle attirera peut-être des malheurs très grands sur elle-même. Dans certaines familles, la veuve est tenue de ne pas se remarier, ou de perdre la tutelle de son fils. La voilà donc ruinée, séparée peut-être de cet enfant qu’elle idolâtre, ou bien forcée de vous éloigner, et mourant de chagrin ni plus ni moins que la très placide et très bornée Mlle  Roque, ou que la très illettrée et très emportée Zinovèse. Vous viendrez me dire alors, comme je vous disais tout à l’heure : « Comment cela se fait-il ? Je vous jure bien, ajouterez-vous, qu’en allant tâter le pouls à son marmot, je ne croyais pas en venir là, et lui causer tout le mal qui lui arrive. Certes je n’ai pas prévu, je ne m’attendais pas… » Et moi, votre confident, si je vous réponds alors : « Mon cher, c’est votre faute ; il fallait prévoir, il ne fallait pas y retourner, il ne fallait pas être jeune, il ne fallait pas voir qu’elle est belle ; enfin tant pis pour elle et tant pis pour vous ! » si je vous dis tout cela, mon cher docteur, ne penserez-vous pas que je suis un orgueilleux sans pitié et un ami sans entrailles ?

La vive déclamation de La Florade portait si juste à certains égards, qu’elle me troubla beaucoup intérieurement ; mais je n’en fus pas atterré, et ma réponse était toute prête dans ma conviction et dans ma bonne foi. — Tout ceci serait parfaitement raisonné, lui dis-je, si l’édifice ne péchait par la base. Vous commencez toujours par établir qu’on est autorisé à manquer de raison et de volonté en amour ; je n’admets pas cela, moi. Supposons tout ce que vous voudrez à propos d’une femme quelconque, car je me refuse absolument à faire intervenir dans nos thèmes celle qu’il vous a plu de nommer, et que je connais trop peu pour pouvoir me permettre…

— Passons, passons !… Supposons qu’elle s’appelle Mme  Trois-Étoiles.

Mme  Trois-Étoiles étant donnée, je suppose que j’en devienne épris. Sachant fort bien d’avance que je ne puis que l’offenser en laissant paraître mon enthousiasme, il me paraît très simple de m’abstenir de toute émotion apparente, et si je ne suis pas capable de cela, je ne suis qu’un enfant sans raison ! Mais supposons que je sois cet enfant-là. Mme  Trois-Étoiles, pour peu qu’elle ne soit pas folle, se dira : « Cet ingénu n’est pas mon fait, je suis une femme de bien, et je n’irai pas risquer mon avenir et celui de mon fils pour charmer les loisirs de ce monsieur, qui n’a pas seulement le bon goût de me cacher son émotion, et qui dès lors n’est certes pas capable de devenir mon appui et celui de mon fils dans l’avenir. » Voilà mon raisonnement, cher ami ; il manque d’éloquence, mais il vaut bien le vôtre.

— D’où il résulte qu’étant un fou, je n’ai eu affaire qu’à des folles ?