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— Alors épousez Mlle Roque ; vrai, épousez-la !

— Pourquoi ? Je n’ai pas dit que je me bercerais toujours de la même illusion. Je sais que ce n’est pas possible ; je vivrai donc en simple mortel. Je passerai d’une ivresse à l’autre, et je n’aurai jamais le réveil triste, par la raison que je sais qu’il y a toujours du vin.

— Alors vous êtes gai ? L’une pleure, l’autre rugit, toutes deux mourront peut-être…

La Florade m’interrompit par un juron, et pour la première fois je le vis en colère. Il m’accusait de pédantisme et de cruauté. Il se disait et se croyait parfaitement innocent du malheur de ces deux femmes, par la raison qu’il n’avait jamais consenti à être aimé d’elles au détriment de leur honneur ou de leur devoir, ce qui n’était pas rigoureusement vrai. — Voyons ! s’écria-t-il dans un mouvement d’entraînement oratoire aussi naïf que paradoxal : vous qui parlez, êtes-vous plus prudent que moi ? Qu’est-ce que vous allez faire tous les jours chez cette Mme Martin, puisque Martin il y a, qui paraît être une femme vertueuse, dévouée à son enfant malade, attachée à ses devoirs et jalouse de sa réputation ?

— Ne parlez pas de Mme Martin, repris-je avec vivacité. Elle n’est pas ici en cause. Vous ne la connaissez pas. Vous ne pouvez rien dire à propos d’elle qui ait le sens commun !

— Ah ! pardonnez-moi, mon cher ; je sais par Pasquali, qui est homme de bon jugement, que c’est une femme adorable, et j’ai vu par mes yeux qu’elle est belle à faire tourner des têtes plus solides que la mienne. La vôtre a beau être défendue par les sophismes d’une fausse expérience ; vous êtes jeune, que diable ! et je vous dirai ce que vous me disiez l’autre jour : vous n’êtes ni plus laid ni plus sot qu’un autre. Vous n’êtes pas non plus un dieu, je le constate, et je suis certain que vous ne versez pas de philtres sous forme de potion à vos malades ; mais cette femme est veuve, elle est seule, elle est sage, elle s’ennuiera demain, si elle ne s’ennuie déjà aujourd’hui. Elle aura besoin d’aimer ; plus elle est pure et vraie, plus ce besoin sera impérieux. Vous serez là, vous, épris, éperdu peut-être, tout prêt à parler, si vos yeux et vos pâleurs subites n’ont parlé déjà, — car vous avez, depuis deux jours, des yeux distraits et des pâleurs subites, je vous en avertis ! Vous êtes amoureux, mon cher, je m’y connais ; la semaine prochaine vous serez fou, — et peut-être aimé, — car les femmes, si austères et si haut placées qu’elles soient, ne nous demandent pas autre chose que de les aimer ardemment et naïvement. Eh bien ! quelle est la position de Mme Martin ? Tout fait pressentir dans les réticences de ses confidens une grande fortune et une haute naissance. Pourra-t-elle vous épouser, et le voudrez-vous ? Non, votre fierté, votre dévouement