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mes soins avant tout. — N’importe, chère et digne femme, pensai-je, j’irai avec joie.

— Eh bien ! me dit Marescat en me ramenant à Tamaris, vous avez revu la Zinovèse ? Mais elle ne vous a pas tout dit, allez ! Et moi je vous dirai tout, si vous voulez. Elle est malade d’amour.

J’essayai de changer la conversation, il y revint plusieurs fois. Il aimait à causer dans un langage impossible, dont je ne saurais donner aucune idée. Il avait beaucoup voyagé, il avait été conducteur d’omnibus en Afrique, où il avait appris un peu d’arabe ; il avait été au siège de Sébastopol, et puis en Grèce et en Turquie, pour voiturer des vivres et des effets de campagne. Il savait donc s’expliquer en russe, en grec moderne et en turc. Il joignait à cela un peu d’anglais et d’italien à force de conduire des étrangers de Toulon à Nice et réciproquement, si bien qu’à force de cultiver les langues étrangères, il n’en savait aucune et parlait le français le plus étrange que j’aie jamais entendu. Je l’écoutais avec plaisir et curiosité. La construction de sa phrase était aussi originale que le choix de ses mots ; mais je n’essaierai guère de l’imiter, j’y perdrais ma peine.

Quand je vis à son insistance qu’il était en possession de quelque secret dont il avait besoin de se débarrasser, plutôt par tourment de conscience que par bavardage, je l’interrogeai sérieusement.

— Eh bien ! me dit-il, gardez ça pour vous tout seul et pour lui ; mais dites au lieutenant La Florade de faire attention.

— Vous pensez donc…

— Je ne pense rien ; j’ai vu ! Une fois que je dormais dans un fossé, attendant un homme de la campagne avec qui j’avais affaire de fourrage pour mes bêtes, — c’était un soir qu’il faisait un grand brouillard sur le cap, — j’ai été réveillé par des pas, et j’ai vu passer le lieutenant qui s’en allait suivi de la femme au brigadier. Il s’est arrêté deux fois pour lui dire : Adieu, va-t’en ! Mais à la troisième fois, comme elle le suivait toujours, il s’est fâché, et il l’a un peu poussée, en disant : T’en iras-tu ? Veux-tu te perdre ? Je veux que tu t’en ailles ! Elle est restée là plantée comme un arbre au bord du chemin, et elle l’a regardé marcher du côté de la mer tant qu’elle a pu le voir. Elle était tout à côté de moi, et moi de ne pas bouger, car qui sait quelle dispute elle m’aurait cherchée ! Alors je l’ai vue qui levait son poing comme ça au ciel, et elle a juré dans son patois italien en disant : « Tu mourras, tu mourras ! » Vous sentez que je n’ai parlé de ceci à personne, et si je vous en parle, c’est pour que vous avertissiez votre ami de ne pas retourner par là tout seul. Une femme n’est qu’une femme ; mais il y a, dans nos pays de rivages, des bandits qui sortent on ne sait pas d’où, et qui, pour une pièce de cinq francs… Vous m’entendez bien. Faites ce que je vous dis et