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force qui entraîne le monde vers la démocratie, étudie loyalement, chrétiennement, avec une sorte de terreur religieuse, cette révolution formidable, et demande à la démocratie de l’avenir de respecter la liberté individuelle, de ne pas écraser le roseau pensant, de ne pas étouffer sous sa masse la pauvre petite flamme vacillante de l’honneur et de la dignité. Vingt ans auparavant, Sismondi, nature anti-aristocratique malgré l’ancienneté de sa race, esprit hostile à tous les privilèges et préoccupé avant tout de la diffusion générale du droit et des lumières, allait demander à l’aristocratie le sentiment de l’honneur comme une des sauvegardes de la liberté. Ce n’est pas un accident fortuit que la rencontre de ces deux hommes : à une certaine hauteur, les dissidences s’évanouissent. Sismondi et Tocqueville habitaient les mêmes sphères. Les questions de gouvernement n’étaient pas chez eux de pures matières à spéculation, mais des questions vivantes. De là, chez l’un et l’autre, même largeur, même clairvoyance, parce qu’il y a le même sentiment du danger. Sismondi, cherchant la liberté, sait bien que le parti de l’ancien régime était loin de la posséder tout entière ; il sait bien que cette liberté était un privilège, et que le grand problème des temps modernes est de concilier le droit individuel avec le droit commun. Aussi, malgré les liens qui l’attachent aux Duras, aux Châtillon, aux Montmorency, dès que la France de 89 est menacée dans la personne de l’empereur, il redevient un homme des nouvelles races. Bien plus, le voilà Français. C’est la France, il vient d’en avoir l’intuition pendant ces cinq mois d’enchantement, c’est la France qui a été donnée au monde moderne pour l’arracher à sa torpeur, pour le faire sortir de l’ornière, pour l’obliger à vivre, à marcher, à désirer le mieux. L’abaissement de la France, c’est l’abaissement de la civilisation libérale dans l’univers. Pendant toute la campagne de 1813, on voit que Sismondi a la fièvre. « Dans cette attente continuelle de malheurs publics et privés, j’ai toujours le bouillonnement d’une curiosité douloureuse en recevant et en ouvrant mes lettres. Quand elles ne sont pleines que de littérature, comme une que je reçus hier sur la question de juger si Macpherson était l’auteur ou le traducteur des poésies dites d’Ossian, ce n’est pas sans un mouvement d’impatience que je les lis. C’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui ! » Si pourtant un sujet purement littéraire lui dérobe quelques heures, ce sera toujours pour le ramener à cette France nouvelle dont la magie le transporte. Mme d’Albany lui a fait lire la Princesse de Clèves : œuvre exquise, lui écrit Sismondi ; mais si elle est bien supérieure aux romans de nos jours par la noblesse du récit, par la distribution du sujet, combien elle leur est inférieure par le dialogue ! « Il y a quelque chose de formaliste