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— Puisque la blessure de Paul ne vous inquiète pas, me dit-elle, nous allons sortir en voiture. Je vous rends donc votre liberté,… à moins que… Voyons, pourquoi ne viendriez-vous pas à la promenade avec nous ? Nous allons dans les endroits les plus déserts. Est-ce que nous risquons d’y rencontrer des yeux malveillans ? Les gens de Toulon ne nous connaissent ni l’un ni l’autre.

— Mais les gens des bastides voisines nous connaissent déjà et savent que je n’ai pas le bonheur d’être votre frère… Dites-moi où vous allez. Je peux m’y trouver comme par hasard, et si c’est réellement un désert, je m’y promènerai pendant quelques instans près de vous.

— Ah ! quelle bonne idée ! Mais comment irez-vous ? à pied ?

— Certes ! Je suis un peu botaniste, j’ai des jambes.

— Ah ! vous êtes botaniste ! Quel bonheur ! Il y a ici tant de plantes qui ne sont pas de notre connaissance ! Eh bien ! nous irons tout doucement à la forêt de pins qui est au beau milieu du promontoire. Tenez, voilà un plan détaillé. Vous ne pouvez pas vous égarer. Dès lors nous partons tout de suite, nous allons au pas et nous vous attendons. Le temps sera beau, n’est-ce pas ?

En me faisant cette question, elle s’avança sur la petite terrasse garnie de fleurs qui occupait la façade sud de la bastide et d’où l’on découvrait la pleine mer au-delà de la plage des Sablettes. — Oui, oui, ajouta-t-elle, le cap Sicier est bien clair. Quelle grande vue ! Vous plaît-elle autant que celle de l’est ?

— Non. Elle est plus grande, puisque l’horizon maritime est sans bornes, et elle parait plus petite.

— Vous avez raison : elle a des lignes trop plates, et le Baou (rocher) bleu, vu d’ici, a de vilaines formes. À gauche, au sud-ouest, c’est très beau, la haute falaise, et la plaine qui nous eu sépare est bien jolie au lever du soleil.

— Vous voyez donc lever le soleil ?

— Toujours, sauf à me rendormir après, si Paul n’est pas éveillé. Il dort dans ma chambre, et j’aime à le regarder au reflet du matin rose, parce qu’alors il me paraît tout rose aussi, mon pauvre enfant pâle ! Et puis je savoure le bonheur inoui de la solitude avec lui. Songez donc, j’ai aspiré à cela depuis qu’il est au monde, et j’ai toujours été obsédée par un entourage où si peu de personnes me plaisaient ! Croiriez-vous que j’ai passé des années sans entendre chanter un oiseau ? Il y en a bien peu ici. Ces cruels Provençaux, après avoir détruit tout le gibier, s’en prennent aux rossignols. Il y a encore deux ou trois fauvettes sur les pins du jardin, et je les écoute. Elles ne chantent qu’à la première aube ; le reste du jour, elles ont peur et se taisent.