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REVUE. — CHRONIQUE.

les vraies voix de basse, de soprano et de ténor, sont aussi rares que les compositeurs qui ont des idées. On ne trouve plus que des barytons qui s’efforcent de chanter le ténor, des basses sans profondeur qui visent au baryton, des voix de femme d’une étendue moyenne qu’on étire jusqu’aux notes les plus élevées en les privant ainsi de cette vibration naturelle qui constitue le timbre, le charme et la durée de l’organe. On dirait que l’homme, trop imbu de la puissance de son industrie, ne veut plus rien de ce qui est naturel, qu’il n’estime que ce qu’il fabrique de ses mains, et qu’il préfère le fruit greffé, qui a perdu la saveur franche de l’espèce primitive, à celui que lui livre la bonne nature. Je ne suis pas un contempteur du temps et de la société où je vis, et Dieu me garde de partager les sentimens de ces esprits moroses toujours prêts à méconnaître les grandes transformations qui s’accomplissent heureusement dans le monde depuis cinquante ans ! On ne saurait nier toutefois que, dans l’ordre des faits qui touchent à l’art et aux plaisirs désintéressés qu’il procure, il n’y ait un affaiblissement réel dans les facultés créatrices, et que l’invention et l’originalité ne soient devenues des choses rares.

Des trente partitions nouvelles que nous avons pu entendre cette année sur les divers théâtres de Paris, pas une n’a révélé une organisation intéressante sur laquelle on puisse fonder quelque espoir pour l’avenir. Du talent, de l’industrie dans la main, d’énormes prétentions dans la forme, des harmonies recherchées, beaucoup de pages enfin et peu d’idées, voilà quels sont les résultats de tant d’efforts. Les plus distingués des compositeurs français qui s’évertuent, par des manèges politiques, à se constituer prématurément chefs d’une école qui n’a encore rien produit de saillant, en sont à nous promettre un chef-d’œuvre que nous attendons et que nous tiendrons bien Volontiers sur les fonts de baptême, s’il nous parait ne viable et de bonne race ; mais en attendant cette bonne nouvelle, qui réjouira bien des cœurs, il n’y a rien, ni en France ni dans le reste de l’Europe. L’Allemagne, qui vient de perdre un compositeur de talent, Marschner, auteur de deux ou trois opéras qui ont eu du succès, tels que le Vampire et le Templier et la Juive, l’Allemagne n’est pas plus riche que nous. Elle se console au moins de la misère des temps présens par le culte chaleureux qu’elle professe pour ses grands maîtres. Sur les théâtres de Berlin, de Leipzig, de Vienne, de Hanovre et de Francfort, on peut entendre tout le répertoire lyrique existant depuis les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart, jusqu’à ceux de Weber, de Meyerbeer et de Rossini. Le Domchor de Berlin, les chapelles royales de Dresde et de Munich, les nombreuses chapelles de Vienne et de l’empire d’Autriche, sont des sanctuaires où l’on exécute avec un soin admirable les belles œuvres de la musique religieuse. Et que dire de ces nobles fêtes qui se tiennent sur différens points de la grande patrie allemande, à Aix-la-Chapelle, à Cologne, à Düsseldorf, à Nuremberg, et où se réunissent cinq ou six cents artistes et amateurs pour exécuter pieusement un oratorio de Handel, de Bach ou de Graun, des symphonies de Beethoven, de Mozart, d’Haydn, de Mendelssohn, voire de Schumann ! Nulle part on n’entend des chœurs plus puissans composés de voix plus saines, plus franches et plus naturelles que dans ces réunions qu’on