Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/746

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire chef de pirates. Il est établi avec sa bande dans une île que le romancier ne nomme pas, mais dont il décrit les fortifications avec des détails si précis qu’on serait tenté de croire qu’il s’est servi de quelque document relatif à ces colonies de boucaniers ou de flibustiers qui, si je ne me trompe, existaient déjà de son temps. Bajazet n’est point Turc de naissance, ni de religion : il est fils d’un roi d’Afrique et a été élevé par des chrétiens ; mais, devenu pirate par une suite de circonstances trop longues à raconter, il a pris un nom musulman et s’est entouré de musulmans, comme plus propres à faire des pirates consciencieux, « attendu, dit-il lui-même, que la zuna de Mahomet donne aux musulmans le privilège de faire la guerre aux ennemis de sa loi et de tenir pour un bien légitimement acquis tout ce qu’ils peuvent prendre sur eux de vive force ou autrement. »

Il est probable aussi que Gomberville a été conduit à costumer ses pirates en Turcs, afin de se donner l’occasion de présenter à ses lecteurs des notions, qui n’étaient pas alors très répandues, sur les cérémonies et les croyances de la religion musulmane. Il expose ces cérémonies et ces croyances avec beaucoup d’exactitude, et de même qu’il n’a pas reculé devant les noms mexicains, il pousse le goût de la couleur locale jusqu’à parler turc. Quand on enterre un pirate, les dervis chantent sur un ton lugubre : Iahilae hillala Mehemet ressullaha tungari birberemberac. Par ces paroles, remarque Gomberville, ils veulent dire que Dieu est Dieu, qu’il n’y a point d’autre Dieu que lui, et que Mahomet est son seul conseiller et son seul prophète. À ces mots, d’autres leur répondent sur un ton tout différent : Alla rahumani, achamubula alla, illa alla, alla huma alla. — Par cette prière qu’ils font pour le mort, ajoute Gomberville, ils disent que Dieu est miséricordieux, qu’il aura pitié du défunt, qu’il n’y a de Dieu que Dieu[1].

Je ne suis pas en état de garantir l’authenticité ni l’orthographe des phrases turques qui se trouvent dans Polexandre, mais comme ce n’est pas là qu’on s’attend généralement à trouver du turc, il m’a paru curieux de constater le fait.

Pour tout ce qui concerne l’amour, l’illustre corsaire Bajazet n’est pas de l’école de Byron, son genre n’a rien de satanique ; il appartient, comme le Péruvien Zelmatide et comme le Canarien Polexandre, à l’école de Rambouillet. Il est un devancier d’Artamène et d’Artaban. Il pousse des soupirs à fendre les rochers, il verse des ruisseaux de larmes, et il s’écrie : « Où êtes-vous, belle princesse ? La passion que vous m’avez inspirée est exempte de la juridiction du temps et de la fortune, et par un prodige digne de votre puissance

  1. Polexandre, t. Ier, p. 491 et 492.