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austère, dévoué au service de l’humanité, un des meilleurs disciples du XVIIIe siècle, un disciple souvent supérieur à son maître, puisqu’il n’en avait ni les petitesses d’esprit ni les irrévérences, tel nous apparaissait Sismondi dans ses savantes histoires comme dans ses traités d’économie sociale ; savait-on qu’il y avait en lui une âme tendre, aimante, délicate, initiée à toutes les grâces de la charité, je veux dire à ses joies les plus exquises et à ses plus touchans scrupules ? Savait-on que ce grave érudit goûtait avec délices l’instruction fine et suave que donne la société des femmes ? Savait-on que ce républicain genevois était Français au fond de l’âme, que ce protestant grondeur avait parfois des tendresses subites, comme Alexandre Vinet, pour certaines choses du catholicisme, que ce disciple de Voltaire, ce continuateur de Rousseau, cet ami de Bonstetten, s’était élevé, en dehors de tout esprit de secte, à un christianisme aussi pur qu’efficace ?

Sismondi, à l’âge de vingt-cinq ans, c’est-à-dire au début de cette période où nos deux recueils de lettres vont nous découvrir chez lui des transformations décisives, fit un jour un rêve singulier, qui le peint très exactement à cette date. Les circonstances de ce rêve l’avaient tellement frappé qu’il voulut les consigner sans retard ; ce fut l’occasion et le commencement de ce journal récemment publié à Genève. Je transcris ses paroles : « 9 octobre 1798. — J’ai eu cette nuit un songe qui m’a donné assez d’émotion : je voulais, en me levant, l’écrire tout de suite ; à présent qu’il s’est passé quelques heures depuis mon lever, l’impression est affaiblie, et peut-être ne me le rappellerais-je pas bien. J’étais à Genève, je crois, en tiers avec ma sœur et Mme Ant… Je ne sais comment j’amenai celle-ci à dire avec franchise ce qu’elle pensait de moi ; elle me trouvait, ce me semble, des vertus et de la rudesse, du caractère et des connaissances, mais peu d’esprit, des sentimens, mais point de grâces. Je rendis hautement justice à son discernement, lorsqu’elle ajouta : « J’ai encore un reproche impardonnable à vous faire ! c’est d’avoir abandonné ma patrie et d’avoir voulu renoncer au caractère de citoyen genevois. » Je me défendais d’abord en représentant que la société n’était formée que pour l’utilité commune des citoyens, que dès qu’elle cessait d’avoir cette utilité pour but et qu’elle faisait succéder l’oppression et la tyrannie au règne de la justice, le lien social était brisé, et chaque homme avait droit de se choisir une nouvelle patrie ; mais elle a répliqué avec tant de chaleur en faisant parler les droits sacrés de la patrie, le lien indissoluble qui lui attache ses enfans, la résignation, la constance et le courage avec lesquels ils doivent en partager les malheurs, lui en diminuer le poids, qu’elle m’a communiqué tout son enthousiasme.