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On se sépare avec de nouvelles poignées de main. Nous suivons le prince au Capitole. Le sénat est en séance, M. Seward, qui accompagne le prince, lui présente les hauts fonctionnaires de la machine politique, laquelle continue à faire crier son rouage dans la personne d’un orateur fort bruyant. Ce personnage, en paletot de coton jaune, le chapeau cloué sur la tête, ce qui ne me blesse pas, mais ce qui ne sera jamais pittoresque tant que nous ne changerons pas notre coiffure, hurle un discours, écouté avec le plus grand sang-froid, ou pour mieux dire pas écouté du tout. Ce père Duchêne me paraît fort en colère, mais ne distrait pas les autres sénateurs de leurs occupations. L’un est absorbé par la lecture de son journal, l’autre taille un petit morceau de bois blanc avec son canif, un troisième dort les jambes en l’air. Le président bâille. Chacun parle de sa place : il n’y a pas de tribune.

Ce soir, dîner chez le président. J’y éprouve, sans mot dire, de très grandes surprises. D’abord surprise agréable, je me trouve à table auprès du sénateur Sumner, notre ancien compagnon de voyage en Suisse, et frère de celui avec qui tu es liée ; c’est aussi un homme aimable et distingué. En face de moi, le général Mac-Clellan, physionomie énergique et intelligente, manières simples et modestes, trente-cinq ans ; c’est un élève éminent de l’école militaire de West-Point. Il a fait un voyage d’instruction militaire en Crimée pendant la guerre. Mais pourquoi me dit-on dans une oreille que sa manière de voir diffère de celle de presque toutes les personnes présentes ? et dans l’autre oreille : C’est notre futur premier consul ? Il est donc question de tout changer ? Je m’en doutais un peu. On ajoute : La partie est belle pour lui, s’il sait la jouer.

Je ne te donne pas une parole recueillie en passant comme un symptôme bien sérieux, mais je poursuis mon idée de l’autre jour ; s’il faut que l’Amérique soutienne et reconquière son unité au moyen de la guerre, adieu son système actuel de liberté ! Pressent-on déjà, dans les hautes régions de la politique, qu’une profonde atteinte portée à ses institutions va devenir inévitable ? Mais la nation est là, qui fera peut-être sagement la paix à tout prix.

Un autre personnage de cette réunion était le lieutenant-général Scott, grand et fort vieillard de soixante-quinze ans, vainqueur à la Vera-Cruz et à Mexico en 1847. On me demande si je ne trouve pas qu’il ressemble à Napoléon Ier. Avec la meilleure volonté du monde, je ne peux pas découvrir en lui autre chose qu’un fort type anglais.

Maurice Sand.