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bien et du mal. Ainsi l’on peut commencer la vie dans cette institution par l’indépendance illimitée de l’esprit et de la conscience, en abuser dès les premiers pas dans le monde, et aller misérablement finir ses jours ici près, dans la prison cellulaire, où la liberté ne s’étend même plus jusqu’à respirer l’air du ciel.

Nous grimpons sur les terrasses ou plutôt sur les toits de l’établissement Stephen-Gerard pour jouir de la vue. Entre la Delaware et la Schuylkill s’étend la ville aux vastes rues, de cent pieds de large, bordées de belles maisons et de trottoirs en brique. Philadelphie, avec ses jardins et ses bouquets de verdure en pleine cité, est beaucoup plus agréable que le massif compacte de New-York. Les promenades sont charmantes, les rives de la Schuylkill très pittoresques ; de beaux arbres, de riches prairies. Des roches micacées sortent des herbages et se dessinent en formes accentuées sur les pentes ; parfois elles descendent et se plongent jusque dans les eaux.

Après avoir vu les machines hydrauliques (water-works) qui fournissent l’eau à la ville, nous prenons un petit bateau à vapeur qui remonte le cours de la rivière, et on descend dans les prairies. La nature est charmante, le terrain est tellement pailleté de mica qu’il fait l’illusion d’un sable baigné de rosée. De grands papillons, que je n’ai encore jamais vus que desséchés dans les collections d’exotiques, fendent l’air avec rapidité. Ce sont des danaïdes archippe. De belles libellules, aux ailes diaprées de bleu en sens inverse de celles de nos climats, chassent des mouches d’or sur les roseaux. Des sauterelles aux ailes de dessous orange bordées de noir sautent et s’enlèvent des buissons à chaque pas de ma promenade.

Nous entrons dans un enclos champêtre où, sur la pelouse ombragée de grands arbres, des ouvriers exécutent comme des forcenés une espèce de contredanse gigottée au son des violons ; mais l’orage gronde, et une pluie effrénée chasse les danseurs comme dans une scène de théâtre. Nous remontons en steamboat au milieu des jeunes misses couvertes de fleurs et de pluie.

Je te parle toujours des jeunes misses et jamais des femmes mariées ; c’est qu’ici, comme en Angleterre, les dames sortent peu. En revanche la vie des jeunes filles me semble une vie de Cocagne. On les voit partout, épaules et bras nus, parées, fleuries par tous les temps, cherchant tous les moyens de locomotion et tous les prétextes de promenade. Moins bruyantes que celles d’Halifax, elles sont aussi plus gracieuses et généralement jolies, mais sans type accusant une race quelconque. C’est ici la race mélangée, le style humain composite dans tout son caprice.

Nous rentrons à Philadelphie, mais nous n’y avons pas fait trois pas qu’il faut s’arrêter devant un corps d’armée tout entier, musique